L'affiche originale du film Made in France était saisissante. Un AK-47 qui se fond dans la tour Eiffel, en surplombant Paris avec ce slogan percutant: «La menace vient de l'intérieur». L'histoire d'un journaliste qui s'infiltre, en banlieue parisienne, dans une cellule djihadiste menaçant de faire exploser une bombe sur les Champs-Élysées.

Le 12 novembre dernier, en prévision de sa sortie en salle six jours plus tard, l'affiche de Made in France a été placardée un peu partout dans le métro parisien. Le lendemain, des attentats simultanés dans la capitale française ont fait 130 morts et quelque 350 blessés...

Le film de Nicolas Boukhrief, dont la sortie avait déjà été repoussée après les attentats de Charlie Hebdo, a de nouveau été pris en otage par des terroristes. Made in France devait prendre l'affiche dans une centaine de salles; il n'a jamais été projeté dans les cinémas français, empruntant directement la voie de la vidéo sur demande (avec une affiche plus sobre, sans kalachnikov).

«Ce n'était pas de la censure, précise Nicolas Boukhrief, de passage cette semaine au Québec, où son film doit prendre l'affiche vendredi prochain. C'est un choix qu'on a fait. On se voyait mal se réjouir des entrées en salle du film, cinq jours après les attentats. Ça devenait malsain. Oui le film a été pris en otage, mais il faut relativiser. Ce n'est qu'un film. C'est qui s'est passé est beaucoup plus grave.»

Triste ironie du sort, les attentats parisiens ont en quelque sorte légitimé la démarche du cinéaste de 52 ans, qui a eu toutes les difficultés à financer son long métrage. «Il y avait beaucoup de craintes de la part des structures de financement d'État, dit-il. On me disait que c'était anecdotique, catastrophiste, pananoïaque. On me disait que je noircissais le tableau...»

Avec le recul, Boukhrief aurait bien sûr aimé que ses détracteurs aient raison. «Quand il y a eu l'affaire Merah en France (Mohammed Merah a assassiné sept personnes, dont trois enfants juifs, en 2012 dans la région de Toulouse), étant moi-même métis, j'ai réagi en me disant que c'était le début de quelque chose. Je trouvais très urgent de parler de ce sujet. Mais j'aurais préféré me tromper», dit cet ancien journaliste, né d'un père algérien et d'une mère française... comme le personnage principal de son film.

Un alter ego? «Oui et non. Je ne suis pas musulman», précise le cinéaste, qui était très conscient des pièges liés à son projet. Le fait qu'en revanche son héros soit musulman a, selon lui, empêché son film d'être récupéré par qui que ce soit. «Je parle de deux tendances possibles dans l'islam: la plus radicale, extrémiste, fanatique; et l'humaniste, ouverte, lettrée, cultivée, etc. Les deux plus psychopathes de la bande sont des convertis. On ne peut pas m'accuser d'avoir fait un film islamophobe!»

Au-delà de l'intérêt médiatique et du «buzz absolument monstrueux» l'ayant accompagné - qu'il a vécu de manière paradoxale -, il n'y a pas eu de polémique entourant Made in France, rappelle Nicolas Boukhrief. «Ce n'est pas un film à thèse, dit-il. C'est un film sur la société, qui s'appuie sur des bases sociales fortes, mais qui ne prétend pas tirer des conclusions. On ne peut pas dire que le film est emblématique de quoi que ce soit ni qu'il puisse donner envie à des gens de passer l'acte.»

Le film, tourné avec un budget modeste à l'automne 2014, met en vedette Dimitri Storoge (vu dans Nuit #1 de la Québécoise Anne Émond) dans le rôle du leader énigmatique d'une cellule terroriste. Il s'ouvre sur une scène éloquente dans une mosquée clandestine, où un imam prêche à un jeune public buvant ses paroles dans une banlieue «sensible», terreau fertile du radicalisme. «C'est le même processus que les sectes, constate Boukhrief, qui s'est penché sur le phénomène. La première démarche des sectes, c'est d'enlever les mots. Là où il y a dix mots, il n'en reste qu'un. C'est comme ça qu'on réduit la pensée.»

Le cinéaste avait en contrepartie envie de rejoindre et d'élargir les horizons de ce même public, en lui proposant sa propre vision de la radicalisation. La vidéo sur demande, dit-il, fut en ce sens un choix volontaire, dans la foulée des attentats de novembre. «Qui dit VOD dit piratage. Je ne suis pas en faveur du piratage de façon générale, mais si par le piratage, ce film peut rejoindre un gamin concerné par le sujet qui ne l'aurait pas vu autrement, j'en suis ravi.»

Nicolas Boukhrief a exploré pendant plusieurs semaines les zones les plus sombres du web, en préparation de son film, afin de tenter de mieux comprendre les motivations des djihadistes. Certains, a-t-il constaté, s'intéressent bien davantage à leurs 15 minutes de célébrité instantanée qu'aux guerres de religion. «Je me demande à quel point l'ultramédiatisation des djihadistes n'est pas galvanisante pour quelqu'un qui souhaite devenir une figure historique», dit-il.

Le cinéaste, surtout connu en France pour ses thrillers (il a coscénarisé Assassin(s) de Mathieu Kassovitz et réalisé Le convoyeur), a vu une cinquantaine d'acteurs en audition pour Made in France, tous très motivés par le projet, contrairement aux bailleurs de fonds. «D'un côté, j'avais ces gens qui me disaient: Pourquoi vous voulez parler de ça? Et de l'autre, toute une génération qui disait: C'est très urgent de le faire.»

Il explique ce décalage par «l'échec total» de l'intégration en France, liée notamment au colonialisme. «La politique française a abandonné ses pauvres il y a déjà 30 ans, dit-il. Et on s'étonne que certains se radicalisent! Ce ne sont pas eux qui n'ont pas voulu s'intégrer, c'est nous qui ne les avons pas intégrés. Même avec des études universitaires, si tu t'appelles Mohammed, tu n'auras pas facilement un appartement ni du travail à Paris. La France est un pays très raciste. Et je ne parle pas que du Front national. Le discours de l'extrême-droite, c'est que l'islam est l'ennemi. En France, il y a 4 millions et demi de musulmans. Ce sont 4,5 millions de gens malsains qu'il faudrait chasser de France? C'est n'importe quoi...»