Ce n'est pas seulement l'univers de la bande dessinée qui est machiste. Ni, du reste, celui du livre. Mais tout de même...

Pour son hommage annuel, le Festival international de bande dessinée d'Angoulême, l'un des plus importants rassemblements du neuvième art, avait pressenti 30 bédéistes. Trois dizaines d'artistes parmi les plus réputés dans leur domaine de partout sur la planète. Dans le lot, pas une seule femme.

C'est Riad Sattouff, bédéiste et cinéaste, auteur notamment de la charmante comédie Les beaux gosses et de la délicieuse série L'Arabe du futur, qui a sonné l'alarme au début de la semaine. En prenant connaissance de la présélection du Grand Prix du Festival d'Angoulême, il a exigé que l'on retire son nom de la prestigieuse liste de candidats.

Une dizaine de bédéistes l'ont aussitôt imité, dont Joan Sfar - également cinéaste et bédéiste (Gainsbourg, vie héroïque, Le chat du rabbin) -, qui a déclaré sur Facebook qu'« aucun auteur ne peut souhaiter figurer sur une liste entièrement masculine. Cela enverrait un message désastreux à une profession qui de toutes parts se féminise ».

Le « message désastreux » avait déjà fait son chemin. La polémique naissante a fait boule de neige sur les réseaux sociaux, le mot-clic (typiquement franco-français) #WomenDoBD servant à canaliser la colère de centaines d'artistes et d'amateurs de bédé qui ont condamné en bloc cette présélection qualifiée par certains de « misogyne ».

Devant la controverse et le désistement solidaire des bédéistes, les organisateurs du Festival ont dû faire marche arrière mercredi. Ils ont ajouté in extremis les noms de six auteures - dont celui de la Québécoise Julie Doucet - à la liste des lauréats potentiels. Le Grand Prix, qui souligne l'ensemble de l'oeuvre d'un bédéiste depuis 1974, n'a été remporté qu'une seule fois par une femme : Florence Cestac, en 2000.

Jeudi, faisant de nouveau volte-face, le Festival a annoncé qu'il modifierait en profondeur son mode de scrutin. Les noms des six nouvelles auteures ont disparu aussi rapidement de la sélection qu'ils y étaient apparus et les organisateurs ont invité par communiqué « l'ensemble des auteur.e.s de bande dessinée à voter librement pour désigner comme lauréat.e l'auteur.e de leur choix ». La démocratie directe - et la ponctuation douteuse - comme antidote au paternalisme...

Dans un pays où plusieurs s'opposent encore farouchement à la féminisation des titres et des fonctions - on doit dire madame « le » ministre selon l'Académie française -, voilà des « e » qui arrivent bien tard.

Le Festival d'Angoulême, qui doit commencer le 28 janvier, rejette malgré tout catégoriquement les accusations de sexisme à son égard. En faisant valoir que la bédéiste franco-iranienne Marjane Satrapi (Persepolis) figurait l'an dernier sur la fameuse liste de présélection de son Grand Prix. Elle aurait reçu très peu de voix, ce qui explique que sa candidature a été abandonnée cette année, expliquent les organisateurs, qui, décidément, ne sauraient mieux rendre hommage à Gaston Lagaffe.

Bref, d'une seule candidate à son prix hommage l'an dernier, le Festival d'Angoulême est passé à aucune candidate puis, pour calmer la tempête, à six candidates, pour de nouveau se retrouver à zéro candidate le lendemain, en truffant un communiqué de « e » pour bien mettre l'accent sur ses multiples maladresses.

Fin de l'histoire ? Parce qu'on est en 2016 ? Si c'était si simple... La controverse du Festival d'Angoulême n'est malheureusement que la pointe de l'iceberg de la faible représentation des femmes dans les remises de prix littéraires, et pas seulement en France. Le symptôme d'un mal bien répandu, un peu partout.

Depuis les années 90, les femmes ont été plus nombreuses, à l'instar de la Biélorusse Svetlana Alexievitch l'an dernier et de la Canadienne Alice Munro en 2013, à recevoir le prix Nobel de littérature. Il reste que parmi ceux qui ont eu droit à cet honneur depuis sa création en 1901, il n'y a que 12 % de femmes. L'an dernier, les Prix littéraires du Gouverneur général ont récompensé quasi exclusivement des hommes dans les catégories françaises (à l'exception d'une cotraductrice de Mordecai Richler).

La France, de son côté, est un véritable cancre en matière de parité. Sur quelque 700 prix littéraires décernés depuis le début du siècle dernier, seulement 15 % ont récompensé des femmes. Le prix Goncourt, créé en 1903, compte à ce jour à peine 9 % de lauréates (dont l'Acadienne Antonine Maillet).

Même les gagnants du prix Femina, créé en réaction à la mainmise des hommes sur le Goncourt et attribué par un jury exclusivement féminin, ne sont qu'à 38 % des écrivaines. Des statistiques pour le moins éloquentes.

Une partie du problème tient bien sûr à la composition des jurys, majoritairement masculins. L'Académie Goncourt n'a eu que 6 femmes membres sur 54 hommes depuis sa fondation en 1900. (Elle en compte désormais 3 sur 10 depuis la nomination cette semaine de Virginie Despentes.)

L'Académie française, qui remet ses propres prix littéraires, n'a accueilli que 8 femmes sur 725 membres et n'a récompensé que dans une proportion de 12 % des femmes, depuis sa création par Richelieu en 1635. Les autres grands jurys de prix français (Renaudot, Médicis) n'ont guère fait mieux, en plébiscitant respectivement 15 et 20 % de femmes.

Au-delà des chiffres, il y a une culture machiste qui, malgré des efforts d'éducation et de conscientisation, semble avoir si peu évolué.

À preuve, cette liste exclusivement masculine de candidats, dans un festival qui se targue de présenter 25 % de bandes dessinées dont les auteures sont des femmes.

Le Festival d'Angoulême refuse, sans doute avec raison, de verser dans la « discrimination positive ». Une bédéiste ne voudrait pas recevoir un hommage parce qu'elle est une femme. Mais proposer 30 candidats en présélection d'un prix intemporel, parmi lesquels ne se trouve aucune femme, ce n'est pas simplement résister au politiquement correct. C'est de la discrimination pure et simple.