Ils ont réussi à faire fermer les salles de cinéma. Celles où je traînais pendant mes études, dans la jeune vingtaine. Ils ont réussi à faire fermer les musées et les salles de spectacle. Le Louvre, l'Opéra Bastille, la Comédie-Française. Le château de Versailles aussi a fermé ses grilles aux visiteurs samedi. Mélanie Tancrède y était la veille avec ses élèves. Elle avait rêvé de cette visite. Eux aussi.

Ils m'en avaient parlé, il y a deux mois, lorsque je les avais rencontrés au cégep de Terrebonne. Ils se préparaient, fébriles, enthousiastes, pour ce voyage à Paris, à titre de délégués québécois du Goncourt des lycéens, prestigieux prix littéraire remis chaque année par des élèves français et étrangers à l'un des finalistes du prix Goncourt.

Paris absurde

Mélanie est rentrée épuisée de son périple versaillais, couvant un virus, et s'est couchée tôt vendredi. Elle n'a rien su de ce qui s'était passé à quelques centaines de mètres de leur hôtel du quartier du Marais, dans l'arrondissement voisin, avant samedi matin. «Il y avait des dizaines de messages sur mon téléphone: de la direction, de parents, de proches», m'a dit samedi la jeune professeure de littérature.

Ses étudiants sont sortis sans elle au Théâtre de la Huchette, voir La cantatrice chauve d'Eugène Ionesco. Théâtre de l'absurde pour une soirée d'une violence absurde. La veille, ils avaient mangé avec les autres délégués étrangers du Goncourt des lycéens, à deux pas du Bataclan, dans ce quartier branché et sympathique où se réunit la jeunesse parisienne le week-end, aux alentours du canal Saint-Martin.

«Quand ils sont rentrés du théâtre, il y avait plus d'une centaine de personnes qui avaient trouvé refuge dans la cour intérieure de l'hôtel, m'explique Mélanie. Ils y sont restés jusque très tard dans la nuit. Certains des étudiants n'ont pas réussi à dormir avant 3 ou 4 heures du matin.»

Ils devaient voir une pièce de Molière à la Comédie-Française, samedi soir. Ils devaient visiter le musée d'Orsay aujourd'hui. Ils sont plutôt restés enfermés à l'hôtel, troublés, secoués, désillusionnés. Certains, pris de panique, ont eu envie d'écourter leur séjour, de retrouver sur-le-champ leurs proches, évidemment très inquiets. Des cégépiens de 17 et 18 ans pour la plupart, à leur premier voyage à l'étranger ou, sinon, leur premier séjour prolongé sans leurs parents.

«Ils ne voulaient plus sortir», dit Mélanie, qui les a convaincus d'affronter leurs peurs. La plupart des lignes de métro étaient fermées samedi matin, alors ils ont traversé Paris à pied jusqu'à la tour Eiffel, interdite aux touristes elle aussi.

«Il y avait des policiers et des soldats partout. C'était très impressionnant. Mais ils ont pris des photos, ils ont déconné un peu, ça leur a fait du bien. Il faut continuer de vivre.»

Ils sont six. Cinq filles et un garçon. Comme leur professeure, ils ont lu 14 des romans finalistes au Goncourt - quelque 4500 pages - en sept semaines, en prévision de ce voyage que Mélanie prépare depuis des mois. Elle réunissait la «bande des six» tous les mardis depuis le début de la session pour discuter de leurs lectures de la semaine.

Audrey, la plus loquace du groupe, a eu l'honneur d'être désignée non seulement pour représenter le Québec sur le jury de la sélection finale, mais toute la délégation étrangère. C'est elle qui a débattu avec les autres délégués parisiens et étrangers (d'écoles de Stockholm et de Madrid, notamment), jeudi dernier, en prévision des délibérations finales.

Lorsque j'ai parlé à Mélanie samedi matin, elle était convaincue de partir pour Rennes demain avec ses étudiants, avant le dévoilement du lauréat mardi (l'an dernier, les lycéens avaient plébiscité David Foenkinos pour Charlotte). Les billets de train étaient déjà achetés, l'hôtel réservé...

Mélanie m'a envoyé un mot en fin de journée. Elle venait d'apprendre que les délibérations du 28e Prix Goncourt des lycéens avaient été annulées. L'aventure littéraire de ses étudiants venait de prendre fin abruptement. Le retour pour Montréal est prévu dès dimanche.

«C'était un voyage parfait jusque-là», dit-elle.

Ils sont déçus, mais sains et saufs, contrairement à bien d'autres. Ils ne connaissent pas de victimes de cette tragédie, de près ou de loin. Ils l'ont, pour ainsi dire, échappé belle.

Ils ne sont pas près d'oublier cette aventure avortée dans le chaos. De jeunes élèves passionnés de littérature, ébranlés, sous le choc, qui s'ajoutent en quelque sorte aux centaines de milliers de «victimes» indirectes et bien entendu collatérales de cet acte terroriste innommable, perpétré par des barbares.

Ils ont peut-être réussi à faire fermer les salles de cinéma de ma jeunesse. Ils ont peut-être réussi à faire fermer les musées et les salles de spectacle que j'ai fréquentées. Ils ont tué des innocents, à un jet de pierre d'où j'habitais l'été dernier. Ils ont terrorisé une population à peine remise des derniers attentats. Ils nous ont tous plongés dans le deuil. Ils ont brisé des rêves, grands et petits. Ils ont visé la vie.

«Arrachez-moi le coeur, vous y verrez Paris», disait Aragon. Ils ont réussi à faire fermer le Louvre, l'Opéra Bastille, la Comédie-Française. Ils ne réussiront jamais à faire fermer le plus beau musée du monde. Je pleure avec toi, Paris.