Il y a, d'un côté, les conservateurs, et de l'autre, les progressistes. Je ne parle pas de politique, mais de cinéma. En particulier d'un personnage mythique, incarnation pour plusieurs de l'homme viril archétypal. On l'appelle Bond, James pour les intimes.

Lundi soir à Londres avait lieu la première de Spectre, 24e long métrage «officiel» de la série mettant en scène le célèbre agent 007, réalisé de nouveau par le cinéaste britannique Sam Mendes. Et comme il est désormais de rigueur lorsqu'un nouveau James Bond prend l'affiche (dans 10 jours chez nous), on s'interroge sur l'identité du prochain acteur à incarner le suave séducteur.

Daniel Craig, dont le choix fut contesté en son temps en raison de ses cheveux blonds (!), a redynamisé la «franchise» en y insufflant une bonne dose de muscles, de testostérone et de sex-appeal. Il devrait être de l'épisode 25, mais montre quelques signes de fatigue à incarner le macho impénitent le plus célèbre du cinéma.

De quel bois devrait se chauffer le prochain James Bond? Les avis sont partagés. D'un côté, les conservateurs donc, et de l'autre, les progressistes. Les premiers estiment que Bond devrait rester fidèle à ses habitudes: consommer des femmes comme des amuse-gueule, conduire des voitures de luxe - de préférence des Aston Martin - et ne boire que des martinis préparés selon la recette originale de Casino Royale (gin, vodka, vermouth et zeste de citron), «au shaker, jamais à la cuiller».

Les seconds trouvent au contraire que le personnage devrait pouvoir évoluer au gré des désirs des scénaristes, des usages de la société et être interprété librement, quitte à dénaturer l'idée que s'en faisait d'emblée son créateur Ian Fleming.

Depuis que Daniel Craig a laissé entendre qu'une décennie dans le smoking de James Bond lui suffirait, plusieurs noms circulent afin de lui succéder. À commencer par celui d'Idriss Elba, pressenti par l'ex-dirigeante du studio Sony, Amy Pascal (selon ce que révélait l'un de ses courriels piratés l'an dernier). Certains se sont opposés vivement à ce que l'acteur des séries Luther et The Wire puisse incarner James Bond. Au premier chef, Roger Moore, tête d'affiche de sept films de la série (à l'instar de Sean Connery avant lui), qui a laissé entendre qu'un acteur noir ne pourrait jamais jouer Bond.

Moore en a rajouté une couche le week-end dernier, en déclarant que selon lui, 007 ne pourrait davantage être interprété par une femme ou devenir un personnage homosexuel, comme l'ont suggéré certains après Skyfall, le précédent Bond, dans lequel planait une certaine ambiguïté sur le passé de l'agent, aux prises avec un tortionnaire jouant à fond la carte de l'intimidation sexuelle (Javier Bardem).

Bond, «bicurieux»? Pure hérésie, selon Roger Moore. «Ce ne serait plus James Bond pour la bonne et simple raison que ce n'est pas ce qu'a écrit Ian Fleming dans ses romans, a-t-il confié dimanche au Daily Mail de Londres. Ce n'est pas une question d'être homophobe ou raciste, c'est simplement une question de fidélité envers le personnage d'origine.»

À sa décharge, Roger Moore, 88 ans, est conséquent dans sa vision conservatrice du personnage. Non seulement est-il inconcevable pour lui que Bond soit gai, une femme ou un Noir, mais il n'est pas plus acceptable qu'il soit écossais, australien, gallois ou irlandais (l'origine de tous les autres interprètes de 007, à l'exception de Daniel Craig). «Bond devrait être anglais-anglais», selon l'acteur de For Your Eyes Only et d'Octopussy.

Ian Fleming est mort il y a plus de 50 ans, après avoir écrit 11 romans autour du personnage de James Bond. Roger Moore a-t-il raison d'exiger que les scénaristes qui ont pris le relais au cinéma en s'inspirant de son oeuvre respectent à la lettre le personnage qu'il a créé? Cela me semble un raisonnement pour le moins étriqué.

Il est d'autant plus ironique que parmi les multiples incarnations de James Bond au grand écran, la moins fidèle à l'esprit des romans d'Ian Fleming reste celle de Roger Moore. «Son» Bond était peut-être un Anglais blanc hétéro aux cheveux bruns, il était aussi bien plus fantasque et bouffon que le sombre héros (et alter ego) imaginé par l'ancien journaliste et officier de la marine britannique.

Je feuilletais lundi L'encyclopédie James Bond de John Cork et Collin Stutz, qui a atterri sur mon bureau il y a quelques jours. Des dizaines de pages illustrées d'anecdotes sur des personnages de toutes sortes, des fameuses Bond Girls aux «méchants» de toutes les origines. Le feuilleton James Bond, le plus ancien du cinéma, a une histoire bien riche. Ce n'est pas une raison pour ne pas bousculer les traditions...

Je ne prétends pas qu'il faille se soumettre aux diktats du politiquement correct en faisant nécessairement de James Bond une femme, un gai ou un Noir. (Ni du reste autre chose que le nationaliste sexiste et anticommuniste qu'il a toujours été.) Mais pourquoi ne serait-ce pas envisageable?

L'avantage de la fiction, c'est qu'elle permet bien des libertés, du moment que les spectateurs adhèrent à ses conventions. Bob Dylan a bien été incarné par une femme (Cate Blanchett) dans I'm Not There de Todd Haynes.

La plupart des aventures (même amoureuses) de James Bond sont distinctes les unes des autres. Il n'y a pas de fil ininterrompu dans l'existence de ce personnage, qui a le même âge depuis plus de 50 ans et a connu un nombre incalculable de maîtresses. Ce dandy flegmatique, incarnation du mâle alpha sophistiqué, est un séducteur-né. Pourquoi des hommes n'auraient-ils pas eux aussi succombé à ses charmes?

Pourquoi pas un Bond gai (comme l'a déjà évoqué Pierce Brosnan), sinon un Bond bisexuel? «Tout est possible. On peut faire ce qu'on veut du moment que cela reste crédible et que ça fonctionne dans l'histoire», croit Daniel Craig. Il a bien raison. Il y a plusieurs façons d'apprécier un martini. Même quand on s'appelle Bond.