C'était le Golden Boy du journalisme télé canadien. L'héritier du trône présumé de Peter Mansbridge à la barre du National, le prestigieux bulletin d'information de fin de soirée de la CBC.

L'animateur vedette Evan Solomon, 47 ans, a été congédié mardi par le diffuseur public, éclaboussé à répétition ces derniers mois par des affaires de moeurs, d'éthique et de conflits d'intérêts.

Le réseau anglais de Radio-Canada, à peine remis du scandale Jian Ghomeshi, n'a pas hésité à remercier le populaire animateur de la quotidienne Power and Politics à CBC News Network (ainsi que de l'émission The Host à la radio de la CBC) après la publication d'une enquête du Toronto Star dévoilant son rôle d'intermédiaire dans des transactions d'oeuvres d'art.

Selon le Star, Solomon invitait à dessein des gens riches à être interviewés dans le cadre de ses émissions afin de les inciter par la suite à acheter les oeuvres d'art de son associé, le collectionneur torontois Bruce Bailey.

Solomon aurait touché plus de 300 000$ pour des oeuvres vendues par Bailey à l'ancien propriétaire de Research in Motion (aujourd'hui BlackBerry), Jim Balsillie, sans que ce dernier soit informé du rôle d'entremetteur rémunéré de l'animateur. Evan Solomon aurait aussi touché des commissions secrètes de 10% sur la vente d'oeuvres à l'ancien gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney, désormais à la tête de la Banque d'Angleterre.

Le diffuseur public, échaudé en janvier par une histoire de conflit d'intérêts impliquant la journaliste économique Amanda Lang, n'a pas tardé à réagir, afin d'éviter d'être accusé une nouvelle fois de négligence et de manque de célérité, comme ce fut le cas dans l'affaire Ghomeshi (beaucoup ont reproché à la CBC d'avoir «protégé» son animateur radio vedette, accusé depuis de multiples agressions sexuelles). Les photos d'Evan Solomon ont aussitôt été retirées des couloirs du quartier général de la CBC à Toronto et la page d'accueil de l'animateur sur internet a été supprimée.

Certains, notamment au sein du syndicat représentant le journaliste, considèrent qu'il a fait les frais de l'incompétence des dirigeants de Radio-Canada dans l'affaire Ghomeshi, autrement grave. Il reste que le code de déontologie de la société d'État est clair: «Les employés ne doivent pas se servir de leur emploi pour poursuivre leurs intérêts personnels.»

C'est exactement ce qu'a fait Evan Solomon. Il s'est servi de son statut, de ses contacts, de ses relations, afin d'en tirer un avantage personnel et financier. À ses risques et périls. Devant un tel manque de jugement, on ne peut s'empêcher de se demander à quoi il a pensé.

Les salaires sont-ils à ce point dérisoires à la CBC que ses têtes d'affiche sentent le besoin d'arrondir leurs fins de mois en recevant des enveloppes brunes en catimini?

Solomon, qui échangeait avec Bruce Bailey des courriels codés à propos de leurs clients, s'est brouillé avec son ancien ami à qui il réclamait plus de 1 million de dollars, selon le Star (leur dispute a été réglée à l'amiable au début de la semaine). C'est probablement ce qui a mis la puce à l'oreille du journaliste d'enquête réputé Kevin Donovan.

Donovan, qui doit publier ce mois-ci un livre sur l'affaire Ghomeshi (qu'il a révélée au grand jour), n'en est pas à sa première enquête sur les manquements à l'éthique dans le monde des médias. Il y a quelques mois, il écrivait que le Montréalais Leslie Roberts, chef d'antenne du réseau Global, était aussi associé dans une firme de relations publiques. Roberts, qui recevait ses clients en ondes sans faire état de ses conflits d'intérêts, a dû démissionner en janvier.

Ce n'est pas seulement la confiance envers le diffuseur public qui est de nouveau ébranlée par les errements d'Evan Solomon. C'est la profession journalistique - qui a déjà mauvaise presse - dans son ensemble.

Je ne fais pas de parallèle entre ce qui est reproché à Solomon, à Ghomeshi et à François Bugingo. Mais ils ont chacun, à leur manière, trahi la confiance du public et fragilisé son rapport avec les médias traditionnels.

Trois hommes charmants, beaux, brillants, éloquents, dans la fleur de l'âge, ayant atteint dans la quarantaine un statut professionnel enviable, mais qui en voulaient davantage (plus encore et toujours plus) et qui se croyaient tout permis pour y parvenir.

Trois portraits - bien différents, j'en conviens - des méfaits de l'ambition dévorante et des dérives du vedettariat journalistique.

Après des études à l'Université McGill, Evan Solomon a cofondé en 1992 le magazine Shift, d'abord spécialisé dans les arts et la littérature, puis les nouveaux médias. Deux ans plus tard, il a été embauché à la CBC, où il a animé de nombreuses émissions, dont la bien nommée Hot Type. Il avait à peine 30 ans lorsqu'il a publié son premier roman. Il était célèbre. Est-ce le fait de côtoyer des gens riches qui l'a poussé à jouer les marchands d'art?

Je ne connais pas Evan Solomon. J'ai côtoyé professionnellement Jian Ghomeshi et François Bugingo. Des charmeurs nés. Des journalistes vedettes qui se sont pris au jeu de leur célébrité, comme tant d'autres, croyant à tort être protégés par une forme d'impunité. C'est la seule raison que j'ai trouvée pour expliquer leurs comportements (d'une gravité sans commune mesure, je le répète).

Sans les disculper d'aucune façon, ces journalistes sont aussi le produit de leur époque, affamée de vedettes et de célébrités.

Encouragés en ce sens, l'ego boursouflé, certains succombent à l'appel des sirènes, acceptent quelques entorses à un code de déontologie qu'ils choisissent commodément d'ignorer, tournent les coins rond en échange d'un peu plus d'argent ou de notoriété.

Quelques-uns, particulièrement dénués de scrupules, sont même commandités par des marques de luxe, prêtent leur nom à toutes sortes de campagnes, se déplacent avec un entourage dans des voitures de service, embauchent des relationnistes ou des assistantes personnelles, ont des tables réservées dans les meilleurs restaurants, se la jouent George Clooney. Comme les artistes adulés, les riches hommes d'affaires, les politiciens influents qu'ils interviewent quotidiennement et qu'ils finissent par prendre pour des amis. Tout ça en continuant de se présenter au public comme journalistes, animateurs, commentateurs - on ne sait plus, c'est la beauté du mélange des genres.

Heureusement qu'il reste une majorité de journalistes intègres pour nous en informer.