Cate Blanchett applaudissait Denis Villeneuve. Ils étaient quelque 2000 personnes à l'imiter hier soir, lors de la projection gala de Sicario au Grand Théâtre Lumière du Festival de Cannes. Une ovation chaleureuse, de six minutes, qui m'a rappelé une autre première de film de Denis Villeneuve, il y a 15 ans.

Denis Villeneuve avait 32 ans. Son deuxième long métrage, Maelström, venait d'être présenté dans une section parallèle du Festival de Berlin. Une bonne partie du public du Zoo Palast était restée dans la salle après la projection, pour discuter avec le cinéaste québécois.

J'avais décrit ainsi la scène, il y a presque 15 ans: «Plus près du poisson à l'abattoir de son film que du poisson dans l'eau de l'aquarium de Berlin (situé à deux pas), Denis Villeneuve a répondu nerveusement aux questions des cinéphiles, comme il l'avait fait plus tôt en conférence de presse.»

Villeneuve rêvait déjà à l'époque de réaliser un film en anglais. Il avait été pressenti par les producteurs du Violon rouge de François Girard, à propos d'un film qui n'a jamais vu le jour.

«Je suis content des films que j'ai faits, mais je reste lucide par rapport à eux, m'avait-il confié à l'époque. Je sais que je manque de maîtrise. Je me rends compte, en faisant un film, du chemin que j'ai parcouru entre le début et la fin. Maelström, c'est comme une photo floue, une esquisse. Les résultats, je l'espère, vont arriver plus tard.»

Il ne croyait sans doute pas si bien dire. Quinze ans plus tard, le cinéaste qui s'est présenté hier en compétition officielle du Festival de Cannes avec son plus récent film, le sombre et élégant thriller hollywoodien Sicario, mettant en vedette Emily Blunt, Benicio Del Toro et Josh Brolin, reste toujours aussi lucide. Mais il en a parcouru, du chemin. Même s'il doute toujours autant - ses acteurs se sont payé sa tête à ce sujet en conférence de presse hier -, les résultats sont là pour le prouver.

Haletant, efficace, magnifiquement mis en scène et nourri par une trame sonore angoissante, Sicario a été chaleureusement accueilli en projection officielle hier soir au Palais des Festivals. Villeneuve, très élégant, est arrivé sur le tapis rouge avec son équipe, sur la musique de Radiohead, son groupe fétiche. Cate Blanchett, Isabelle Rossellini, Natalie Portman et Antonio Banderas faisaient notamment partie des invités. Comme le juré Xavier Dolan, accompagné de sa productrice Nancy Grant.

Plus tôt dans la journée, en conférence de presse, Villeneuve semblait plus à l'aise que quiconque, multipliant les blagues et les mots d'esprit. Un poisson dans l'eau, devant la presse réputée la plus exigeante du cinéma mondial, autant sinon davantage que des stars hollywoodiennes rompues à ce genre d'exercice.

Villeneuve, il faut dire, a été adopté par Hollywood. Depuis le sacre international d'Incendies, finaliste à l'Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2011, et le succès critique et populaire de Prisoners - une oeuvre dans la même veine que Sicario - deux ans plus tard, Villeneuve est devenu un réalisateur de premier plan («A list») aux États-Unis. Assez pour se voir confier la réalisation de la suite du film de science-fiction culte Blade Runner de Ridley Scott.

Si la presse française, tel que l'avait prévu Villeneuve, ne semble pas particulièrement emballée par Sicario, la plupart des médias anglo-saxons ont salué la maîtrise de ce blockbuster d'auteur certes conventionnel, mais très inspiré.

Les Cahiers du cinéma, sans surprise, a évacué sur Twitter le film avec cette formule lapidaire: «Sicario, des biscotos et pas de cerveau». Le magazine LesInrocks, de son côté, a été plus nuancé: «Le Québécois Denis Villeneuve se sort honorablement de son transfert à Hollywood avec ce film dépourvu d'innovations marquantes, mais qui déroule impeccablement les codes du polar d'action. [...] Politiquement, c'est bien, mais esthétiquement, il aurait fallu être plus barbouzard pour que Sicario soit un grand film et pas simplement un bon film de plus.»

En revanche, Sicario a obtenu quatre étoiles sur cinq dans le prestigieux Guardian de Londres. «Denis Villeneuve emprunte la couronne de Michael Mann», écrit le critique Peter Bradshaw, qui salue la subtilité de la mise en scène du Québécois et sa manière de s'incliner devant son sujet. «Il a pris contrôle d'un pur film hollywoodien avec beaucoup de panache, sans trop l'intellectualiser - ce qui ne veut pas dire qu'il n'est pas intelligent. C'est un thriller d'action qui remplit ses promesses.»

Les magazines spécialisés de Hollywood lui prédisent dans la même veine un beau succès au box-office, à sa sortie en salle à la mi-septembre. «La violence du commerce de la drogue a servi de prémisse à bien des films depuis plus de trois décennies, mais peu ont été aussi puissants et superbement réalisés que Sicario», écrit le Hollywood Reporter.

Screen salue «un film très sombre, mais excitant. Une réalisation solide de Denis Villeneuve, un cinéaste qui enjambe avec prouesse le cinéma d'auteur et le cinéma commercial».

Variety, enfin, croit que «cette réponse au film de 2000 de Steven Soderbergh, Traffic, pourra sembler trop sombre et macabre pour certains, et trop moralement ambiguë pour d'autres. Mais avec son style musclé et sa distribution de premier ordre, le film devrait plaire à un public adulte et générer un buzz à titre de négligé à la veille de la saison des récompenses.»

Villeneuve peut peut-être rêver des Oscars. Mais d'une place au palmarès? Je ne parierais pas ma chemise fripée là-dessus, même si quelques rares critiques ont évoqué un possible prix de la mise en scène.

Il y a 15 ans, Denis Villeneuve avait obtenu, à la Berlinale, le Prix de la critique internationale dans la section Panorama. Quel était le favori de la critique en compétition à Berlin cette année-là? Traffic de Steven Soderbergh, traitant aussi des cartels de la drogue à la frontière mexicano-américaine et mettant en vedette Benicio Del Toro.

Il en a fait du chemin depuis, Denis.