Sa vie durant, Günter Grass, mort lundi à l'âge de 87 ans, fut un écrivain engagé. Militant contre l'armement, le militarisme, le racisme, le néolibéralisme. L'archétype de l'intellectuel de gauche européen - il appuya notamment la révolution castriste et le mouvement pour le droit à l'avortement - et la figure emblématique de la rédemption allemande de la deuxième moitié du XXe siècle.

Né à Dantzig, enclave allemande en Pologne (et ville natale de Schopenhauer) devenue polonaise en 1945, puis renommée Gdansk, Günter Grass, sculpteur, essayiste et romancier, devint célèbre grâce à la parution du Tambour, en 1959.

Cette critique irrévérencieuse de l'Allemagne, de la montée du nazisme aux années d'après-guerre - à travers les tribulations d'Oskar Matzerath, un garçon qui décide dès l'âge de 3 ans de cesser de grandir - fut adaptée au cinéma en 1979 par Volker Schlöndorff. Le tambour remporta l'Oscar du meilleur film en langue étrangère et la Palme d'or du Festival de Cannes (ex aequo avec Apocalypse Now de Francis Coppola).

Vingt ans plus tard, Günter Grass fut auréolé du prix Nobel de littérature. Perçu à la fois comme la conscience morale, la mauvaise conscience et l'objecteur de conscience d'une Allemagne «passée à autre chose» après l'horreur de l'Holocauste, il désigna sans répit d'un doigt accusateur ses compatriotes pour leur compromission face au Troisième Reich.

Antinationaliste convaincu, rare opposant à la réunification de l'Allemagne, Grass consacra sa vie adulte à dénoncer le passé refoulé de sa nation, lui reprochant son aveuglement volontaire face aux exactions du régime hitlérien. Mais il portait lui-même un lourd secret.

En 2006, il brisa 60 ans de silence dans un fracas de controverse. Dans son récit autobiographique (Pelures d'oignon), Grass, qui fit partie des Jeunesses hitlériennes, avoua avoir voulu s'enrôler comme sous-marinier avant d'être repêché par la Waffen-SS à la fin de la guerre, alors qu'il était adolescent et fasciné par la machine propagandiste d'Adolf Hitler.

Cette révélation provoqua la consternation en Allemagne, jetant un nouvel éclairage sur l'engagement et l'oeuvre d'un intellectuel qui n'avait eu de cesse de sermonner la nation allemande sur son rapport trouble à la Seconde Guerre mondiale.

Plusieurs de ses compatriotes, non contents de faire tomber l'icône de son piédestal et de remettre la monnaie de sa pièce à un moraliste perçu comme un donneur de leçons, accusèrent Grass d'hypocrisie et de lâcheté. D'autres, parmi lesquels Lech Walesa, réclamèrent qu'on lui retire son prix Nobel de littérature.

Des écrivains soulignèrent en revanche le courage de cet aveu tardif, en souhaitant qu'il n'entache pas le parcours entier de l'intellectuel. Salman Rushdie prit sa défense, le comparant - sans doute maladroitement - à Céline. John Irving salua ce «modèle d'audace». Mario Vargas Llosa réclama le pardon pour l'écrivain repentant.

«Ce que j'avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux, car la honte revenait sans cesse, se défend Günter Grass dans son autobiographie. Mais le fardeau est resté, et personne n'a pu l'alléger.»

Son passé n'a cessé de le hanter jusqu'à la fin de sa vie. Lorsqu'en 2012, il a critiqué sans retenue les politiques d'Israël dans un poème, reprochant à l'État hébreu d'empêcher toute tentative de paix au Moyen-Orient, il a provoqué une nouvelle controverse. Comment un ancien officier SS pouvait-il se permettre de faire la morale à Israël?

Une question fondamentale se pose, non seulement pour Günter Grass, mais pour l'ensemble des hommes et des femmes qui s'engagent, d'une manière ou d'une autre, dans l'espace public. Est-ce qu'une erreur du passé peut discréditer tout ce qui a été accompli par la suite? Est-ce qu'on doit repousser du revers de la main des années d'investissement en faveur d'une plus grande justice sociale, une vie au service du bien commun, en raison d'une tache indélébile dans son parcours?

Günter Grass faisait figure d'exception en Allemagne, où les artistes ne sont pas légion à prendre la parole et se mêler aux débats sociaux et politiques. Il se le permettait plus souvent qu'à son tour. Quitte à susciter la polémique en se faisant de nouveaux ennemis.

Grass était un intellectuel qui n'avait pas peur des mots. Il posait des questions, demandait des comptes, accusait tout un chacun, ruait dans les brancards. Jusqu'à s'aliéner même ses alliés. Pour bien des Allemands, il était devenu depuis plusieurs années, même avant son prix Nobel, une caricature de polémiste. Certains l'accusaient non seulement d'entretenir une relation stérile d'amour-haine avec son pays, mais de le détester profondément.

«L'homme qui vous parle n'est donc ni un antifasciste éprouvé ni un ancien national socialiste: plutôt le produit hasardeux d'une génération née à moitié trop tôt et infectée à moitié trop tard», écrivait-il peu après sa confession de 2006.

Günter Grass était un homme brillant, de lignes de faille tracées dans le paradoxe, hanté par son passé honteux, espérant la rédemption. Un artiste s'offrant en miroir à sa nation.

Pour l'amour du foot

Un autre écrivain profondément engagé est disparu hier. Le journaliste et essayiste uruguayen Eduardo Galeano est mort à l'âge de 74 ans. L'auteur des Veines ouvertes de l'Amérique latine était lui aussi un intellectuel de gauche respecté (quoique moins célèbre), pourfendeur des colonisateurs de tout acabit et des dérives de la mondialisation.

L'édition augmentée de son Football, ombre et lumière, paru aux éditions Lux à l'automne (avec une préface de Lilian Thuram), fut ma lecture de chevet de l'hiver. Il s'agit du plus bel ouvrage que j'ai eu le plaisir de lire sur le plus beau des sports. Sa première édition s'achevait d'ailleurs avec cette phrase poétique: «Et je garde l'irrémédiable mélancolie que nous ressentons tous après l'amour et à la fin de la partie.» Bien dit.