On se croirait dans la Russie de Vladimir Poutine. Jeudi dernier, le gouverneur de l'Indiana Mike Pence a promulgué une loi sur la liberté de religion qui ouvre grand la porte à la discrimination sur la base de l'orientation sexuelle.

Cette nouvelle loi, née de l'opposition d'un lobby conservateur religieux au mariage homosexuel, permettrait théoriquement à des commerçants de l'Indiana de refuser de servir des clients LGBT, en prétextant que cela est contraire à leurs convictions religieuses.

Hier, se fondant sur le Religious Freedom Restoration Act, le propriétaire d'une pizzéria de la ville de Walkerton, en Indiana, a déclaré à la télévision locale qu'il ne livrerait pas de pizza, ni végétarienne ni au pepperoni, pour égayer la réception d'un mariage de conjoints de même sexe. (Ce qui a soulevé l'indignation de bien des wedding planners du Midwest, homos comme hétéros. De la pizza... à un mariage?!)

Plusieurs groupes de défense des droits des homosexuels ont dénoncé ces derniers jours les dérives potentielles de cette mesure législative, qui doit entrer en vigueur le 1er juillet. La nouvelle loi reprend des dispositions déjà existantes dans une vingtaine d'autres États américains, en élargissant la «protection» des convictions religieuses aux entreprises.

La réaction de la communauté des affaires ne s'est pas fait attendre. Tim Cook, le PDG par ailleurs ouvertement gai d'Apple, a aussitôt dénoncé la loi dans une lettre ouverte au Washington Post, la qualifiant de «très dangereuse». Dans la foulée, plusieurs chefs d'entreprise ont menacé de ne plus investir en Indiana. Même les dirigeants de la série NASCAR, promoteur de la célèbre course automobile Indy 500, ont rejoint les rangs des détracteurs de Mike Pence, possible candidat républicain à l'élection présidentielle de 2016.

Les artistes ont aussi fait entendre leurs voix discordantes. L'ancien acteur de la série Star Trek et militant pour les droits des homosexuels George Takei a proposé sur Twitter le mot-clic #BoycottIndiana. Lundi, le groupe rock Wilco a annoncé qu'il annulait son concert du 7 mai à Indianapolis, qualifiant le projet du gouverneur Pence d'«odieux». La vedette pop Miley Cyrus en a ajouté une couche en félicitant la bande de Jeff Tweedy de s'opposer à cette «discrimination légale à peine voilée».

Mardi soir, l'animateur du Late Show, David Letterman, l'un des plus célèbres artistes originaires du «Hoosier State», où il a vécu pendant 27 ans, s'est moqué de Mike Pence dans le cadre de l'une de ses célèbres listes Top 10. «Je ne sais pas de quoi il parle, et je suis moins stupide que j'en ai l'air!», a ironisé Letterman, avant de comparer le gouverneur de l'Indiana au «gars qui se rend à sa réunion d'anciens élèves de d'école secondaire dans une Ferrari louée» et «qui pêche dans une pub de Cialis».

Les humoristes Nick Offerman et Megan Mullaly ont aussi annulé un spectacle à Indianapolis le 16 mai et devaient donner hier soir, à l'Université de l'Indiana, une représentation dont les profits seront versés à l'organisme Human Rights Campaign.

Tous ne s'entendent pas, dans le milieu artistique, sur les mesures à prendre pour faire comprendre au gouverneur Pence que son projet de loi est rétrograde et inadmissible. Des dirigeants de maisons de disques indépendantes de l'Indiana ont appelé les artistes à faire valoir leur point de vue autrement, en restant solidaires de leurs auditoires tout en dénonçant la loi.

«Si annuler des spectacles est une façon de protester, un geste encore plus fort est de venir sur place et d'utiliser votre art afin d'influencer le débat public à l'échelle locale», a déclaré un porte-parole de l'étiquette Secretly Canadian.

Il n'y a pas qu'en Indiana que l'on observe dernièrement un repli identitaire lié aux convictions religieuses. Mardi, l'Arkansas a voté pour une loi semblable à celle de l'Indiana, ouvrant également la porte à des pratiques discriminatoires d'entreprises auprès de clientèles ciblées.

L'opposition a été tout aussi vive. Wal-Mart, le plus grand employeur privé des États-Unis, a attaqué sans réserve l'initiative du gouverneur de l'Arkansas, où se trouve son siège social. Devant le tollé, les gouverneurs des deux États ont annoncé qu'ils amenderaient certaines dispositions de leurs lois respectives, afin de s'assurer qu'elles ne soient pas discriminatoires, notamment envers les homosexuels.

On dira, sans doute avec raison, que ce sont les menaces de sanctions économiques et les pressions importantes exercées par des géants comme Wal-Mart et Apple qui ont convaincu les gouverneurs de l'Indiana et de l'Arkansas de renoncer - ne serait-ce que momentanément - aux dispositions controversées de leurs lois.

Les entreprises font sans doute plus facilement plier les gouvernements que les artistes. Il reste qu'un artiste comme David Letterman (qui prendra sa retraite le mois prochain), par sa tribune, sa popularité, la taille de son auditoire, a aussi la capacité d'influencer l'opinion publique.

Alors que, de façon générale, les artistes se désengagent, craignent que leurs prises de position, politiques ou sociales, ne nuisent à leur image ou à leur carrière, il est rafraîchissant de voir tous ces autres créateurs qui, ici comme ailleurs, osent dénoncer ce qui mérite d'être dénoncé.

Des gens connus, qui profitent du porte-voix que leur confère leur notoriété, investissent du temps et de l'énergie pour conscientiser les autres au sujet d'un projet qui menace l'environnement, d'une politique qui discrimine les mangeurs de pizza, d'une loi qui vise à faire des homosexuels des citoyens de seconde classe.

À une époque où le marketing, l'image, les communications comptent plus que jamais, où ces outils sont plus que jamais maîtrisés par les politiques et les entreprises, ce n'est pas être fleur bleue que de se servir de sa célébrité comme contrepoids, comme vecteur de solidarité sociale.

Au contraire. Quand on a voix au chapitre, on devrait s'en prévaloir. Parce que s'indigner donne parfois des résultats.