On a qualifié son film de prémonitoire. Philippe Faucon aurait préféré qu'il n'en soit pas ainsi. Un mois après la sortie en France de La désintégration, à l'hiver 2012, Mohamed Merah abattait sept personnes dans la région de Toulouse, dont trois militaires et trois enfants d'une école juive.

Il y a quelques semaines, Le Monde décrivait de nouveau La désintégration comme «tristement prémonitoire». 

«C'est le film dont le souvenir a jailli de la mémoire des cinéphiles, au lendemain de l'attentat du 7 janvier contre Charlie Hebdo et des journées sanglantes des 8 et 9 janvier», a écrit le quotidien de référence français.

Pourquoi de jeunes gens en arrivent-ils à commettre des attentats terroristes? De quelle manière sont-ils embrigadés, endoctrinés, radicalisés au point de vouloir tuer et mourir? Qui les guide, comment sont-ils recrutés, quel est leur état d'esprit?

Le long métrage de fiction de Philippe Faucon, cinéaste français né au Maroc, est l'un des rares à tenter de répondre à ces questions. Présentée au Festival de Venise en 2011, puis en France l'année suivante, cette oeuvre inédite au Québec sera projetée jeudi soir au Cinéma du Parc, en présence du réalisateur.

La désintégration présente un regard troublant, lucide et sans complaisance sur l'attrait de l'islamisme radical pour certains jeunes Français. 

Dans une banlieue de Lille, dans le nord de la France, trois hommes dans la jeune vingtaine Ali, Nasser et Hamza - né Nico et fraîchement converti à l'islam fondamentaliste -, rencontrent Djamel, de dix ans de leur aîné. Ce manipulateur charismatique se nourrit de leurs déceptions, de leur exclusion et de leur révolte, pour mieux canaliser leur colère.

Il les convainc sans difficulté qu'ils sont considérés comme des citoyens de seconde classe en France en raison de leurs origines maghrébines. Il les unit contre les «Français», ces impurs, les enjoint à se libérer du joug de l'homme blanc. Sa propagande résonne. Il est leur bougie d'allumage. Ils sont influençables.

«Black, blanc, beur», c'est du vent qu'il leur dit. «Liberté, égalité, fraternité, c'est que pour les Blancs!» Bientôt, il les mène sur une piste plus dangereuse encore: «Il n'y a que lorsque les morts sont des Occidentaux que c'est du terrorisme.» La graine est semée.

L'illustration des rouages de l'endoctrinement donne froid dans le dos. Même s'il a valu à La désintégration d'être critiqué par certains pour son didactisme. 

«C'est le discours (de Djamel) qui est didactique et efficace, se défend Philippe Faucon. Il sait sur quoi appuyer, sur quoi jouer. Il connaît et sait mettre des mots sur le ressenti de ces jeunes. Il est l'un de leurs seuls interlocuteurs. Il est très habile pour mélanger le vrai et le faux. Il y a certaines vérités dans ce qu'il dit, mais le mélange de faussetés est pernicieux et dangereux.»

Le ressentiment de ces terroristes en herbe est nourri par ce gourou retors, prêt à les sacrifier. Djamel met même en garde ses jeunes recrues contre l'imam de la cité, dont il discrédite le message de paix. Il ne faut pas répondre à la haine par la haine, à la barbarie par la barbarie, dit l'imam en parlant du conflit israélo-palestinien. «Ces actes ne servent pas l'islam.»

«Vous êtes des soldats de Dieu, leur dit plutôt Djamel. Vos frères sont les djihadistes et les moudjahidines.» À chacun son interprétation des textes religieux. On pense, forcément, aux auteurs des attentats de Paris (ils étaient trois eux aussi). À ce qui a pu les conduire à de tels actes de haine.

Le scénario de Philippe Faucon n'est pas manichéen. Il met en lumière les tensions et les contradictions au sein de l'entourage des djihadistes, de leur famille, de leur communauté. «L'islam, c'est le respect», rappelle à Ali sa mère, qui porte le voile tout en s'inquiétant du fanatisme soudain de son fils.

Rashid Debbouze (le jeune frère de Jamel) incarne cet étudiant frustré, en recherche de stage, qui a envoyé sans succès plus de 100 curriculum vitae. «Qu'est-ce que je devrais changer?», demande-t-il à sa soeur. «Ton nom!», répond-elle de but en blanc. En toile de fond de ce drame social, le racisme, l'islamophobie, le rejet, la délinquance, la propagande, le radicalisme. «Tu peux faire tous les efforts que tu veux, c'est pipé d'avance!», lance Ali, excédé, à son prof.

J'ai pensé au roman de Karine Tuil, L'invention de nos vies, sur un musulman qui change de nom - et de religion - pour être accepté dans la société française. J'ai pensé à la chanson de Zebda, Je crois que ça va pas être possible (avec Dieudo qui fait le proprio). J'ai pensé à La haine de Mathieu Kassovitz, film phare sur les banlieues françaises.

J'ai pensé à mon propre séjour comme étudiant, dans une banlieue de Lille. Une brique avait été lancée sur mon autobus. Quelques semaines plus tard, de ce même autobus, j'avais vu un jeune homme gisant inerte sur le trottoir, être battu à coups de pieds par une bande.

Philippe Faucon a mené une enquête auprès des jeunes des banlieues avant de rédiger son scénario, qui aurait pu être campé dans bien des villes françaises. Son film, difficile à financer en raison de son sujet «sensible», traite à la fois des failles d'une jeunesse en proie aux théories du complot et d'une société qui la marginalise.

Les attentats de janvier donnent évidemment à La désintégration une nouvelle résonance. 

«On s'est beaucoup penché depuis un mois sur les auteurs de l'attentat, sur l'endroit où ils ont grandi, dit le cinéaste. On s'est intéressé à cette énorme fracturation de la société française. On a parlé d'apartheid. Cela m'a ramené au moment où je travaillais sur l'écriture du film.»

Généralement bien reçu par la presse française, La désintégration a tout de même suscité la polémique à sa sortie, polarisant les points de vue. La pire critique qu'a essuyée le film dans les médias français? «Celle de Charlie Hebdo était particulièrement haineuse», se souvient le cinéaste. Non, on ne peut pas plaire à tous.

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