J'ai fait samedi soir ce que la ministre française de la Culture n'a jamais fait: j'ai lu un roman de Patrick Modiano. J'ai mis trois heures tout au plus à parcourir Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, le plus récent ouvrage du Prix Nobel de littérature 2014, reconnu pour son style direct et concis.

Il y a 10 jours, la ministre Fleur Pellerin a soulevé la polémique en avouant sur un plateau de la chaîne française Canal+ n'avoir lu aucun des quelque 30 livres de Patrick Modiano, dont elle n'arrivait pas du reste à nommer le moindre titre. Elle a déclaré du même coup, sans le moindre scrupule, ne plus avoir le temps de lire que des dépêches, des textes de loi et des notes depuis deux ans.

Il n'en fallait pas plus pour que l'intelligentsia française s'enflamme comme du petit bois d'allumage - et pas seulement dans les cercles littéraires de Saint-Germain-des-Prés - , certains comparant les déclarations de la ministre, en poste depuis à peine deux mois, à ceux d'un ministre des Finances qui avouerait ne pas savoir compter.

«Je trouve ça lamentable, a expliqué le Prix Goncourt marocain Tahar Ben Jelloun. Nous vivons une époque où la culture est traitée par-dessus la jambe et, d'une certaine façon, j'ai l'impression que c'est un peu la dernière roue de la charrette.»

Fleur Pellerin, 41 ans, première de sa promotion à la prestigieuse École nationale d'administration (ENA) - d'où sont issus historiquement la plupart des ministres français - a payé cher sa candeur, son honnêteté et sa sincérité, ont clamé ses défenseurs. En France, il est vrai qu'il semble moins dommageable pour la réputation de feindre l'omniscience que d'avouer son ignorance, surtout en matière de culture.

Il faut dire que la ministre avait été manifestement plus hypocrite au moment de féliciter Patrick Modiano pour son prix Nobel, titres à l'appui cette fois, deux semaines plus tôt. 

«De La Place de l'Étoile à son dernier roman Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, son oeuvre empreinte d'une douce mélancolie s'aventure avec une infinie poésie dans les replis de la mémoire et les méandres du souvenir, avait-elle déclaré par communiqué officiel. Écrivain d'un Paris occupé, des visages oubliés et des enfances retrouvées, il s'empare des destins individuels pour redonner vie à toute une époque.» Doucemélancolie, infinie poésie. Politicien un jour, politicien toujours.

À lire les médias français, on se demande si le drame de Fleur Pellerin est d'avoir avoué qu'elle ne lit pas, ou de ne pas lire. L'affaire, depuis, ne cesse de rebondir. Peut-on être ministre de la Culture et ne pas lire de romans? demande-t-on à quiconque est susceptible de répondre, tout en se désolant que cette histoire «honteuse» ait été récupérée par les médias étrangers. Mon Dieu, que penseront de nous les Anglais et les Américains?

«C'est important de lire», a rappelé la ministre de l'Écologie Ségolène Royal, dimanche à la radio d'Europe 1, envoyant une pointe à sa collègue en précisant qu'elle est, elle, une admiratrice de Patrick Modiano et qu'elle a «bien sûr» le temps de lire et de se cultiver malgré ses tâches ministérielles. Classe, comme on dit à Paris.

En comparaison, cette histoire m'a rappelé à quel point on avait fait peu de cas ici du fait que l'ex-ministre du Patrimoine, James Moore, de passage il y a quelques années sur le plateau de Tout le monde en parle, ne sache pas qui a réalisé Les invasions barbares, ne puisse identifier Félix Leclerc ni même Atom Egoyan (qui vient de son coin de pays) alors qu'on lui avait fourni quantité d'indices.

Sa remplaçante au ministère du Patrimoine, Shelly Glover, a-t-elle lu Alice Munro, Prix Nobel 2013? Il ne se trouverait pas grand monde pour lui reprocher de ne pas connaître son oeuvre, le cas échéant. Au Québec, on peut même être ministre de l'Éducation, ne pas maîtriser les règles élémentaires de la grammaire française, et déclarer qu'il y a trop de livres dans les bibliothèques scolaires, sans craindre d'être muté dans un ministère «mineur»... comme la Culture.

Un grand mot, culture, comme le rappelait mardi le collègue Yves Boisvert. Culture populaire, culture littéraire, culture générale, culture de bette à cardes... Le terme lui-même semble galvaudé. Yves écrivait ceci en marge du quiz de La Presse sur la culture générale: «Je connais des gens très cultivés qui auraient obtenu un résultat moyen à ce test. D'autres, au contraire, n'ayant pas ouvert un livre depuis 1997 qui auraient très bien paru.»

On m'a reproché, à titre de chroniqueur aux pages culturelles, d'avoir avoué que l'oeuvre musicale de Marc Dupré ne m'était pas familière. Des dizaines de courriels et de commentaires sur les réseaux sociaux. On m'en parle encore, un an plus tard. Et si je confessais qu'avant samedi, à l'instar de Fleur Pellerin, je n'avais jamais lu un seul livre de Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature? Cela m'étonnerait que quiconque s'en offusque.

La raison est simple. Et tient au peu d'importance que l'on accorde, non seulement au livre, mais à la culture, ici comme ailleurs. Elle n'est pas valorisée, elle n'est pas transmise, elle n'est pas enseignée, elle n'est pas mise en lumière, même par ceux qui devraient, les premiers, symboliquement, donner l'exemple. Traitée par-dessus la jambe, comme la dernière roue d'une charrette depuis longtemps remisée.

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