L'ironie de la chose m'a saisi il y a 10 jours alors que je marchais, rue Sanguinet, vers le cégep du Vieux Montréal. J'allais y présenter une conférence sur l'importance d'une télévision publique en santé à 250 élèves qui, pour la vaste majorité - me suis-je dit en traversant le boulevard de Maisonneuve -, ne regardent probablement pas la télé.

Mon intuition - renforcée par des blagues sur La poule aux oeufs d'or tombant à plat - a été confirmée hier par les résultats préliminaires d'une étude exploratoire dirigée de deux professeurs du département de communication sociale et publique de l'UQAM, Christine Thoër et Florence Millerand.

«Regarder des séries sur l'internet, qu'est-ce que ça change finalement?», ont demandé les chercheuses à une vingtaine d'amateurs de séries télé québécois francophones, âgés de 18 à 25 ans. Cela change bien des comportements et des habitudes, semble-t-il, selon le séminaire qu'elles ont animé hier midi en présence d'universitaires et de gens de l'industrie de la télévision.

La multiplication des plateformes (telles que Netflix et AppleTV), la progression technologique et la prolifération de séries télé dites «de qualité» aux États-Unis ont profondément bousculé la manière dont bien des gens (j'en suis), et en particulier les jeunes, consomment les contenus télévisuels.

On s'en doutait: les 18-24 ans ne souffrent plus de contraintes liées à la publicité ou aux grilles horaires. La télévision en direct ne les intéresse pas, règle générale. Ils regardent la plupart du temps leurs séries préférées seuls; les garçons typiquement dans le salon grâce à une console de jeux vidéo et les filles dans leur chambre sur leur ordinateur.

Leur consommation télévisuelle «va dans le sens d'une extrême personnalisation», selon Christine Thoër. Non seulement n'attendent-ils pas le lundi suivant pour découvrir le prochain épisode de L'auberge du chien noir, mais de plus, ils dévorent leurs séries (les métaphores alimentaires sont récurrentes chez les sujets de l'étude) en faisant fi de la télévision conventionnelle.

Les enregistrements numériques, que commencent à peine à comptabiliser les sondeurs de cotes d'écoute, sont obsolètes pour cette génération du binge watching, qui ne consomme pas une série trois ou quatre épisodes à la fois, mais souvent d'une traite, en s'enfilant une saison complète pendant le week-end.

Les jeunes spécifiquement, selon Florence Millerand, apprécient les séries dont les thématiques (la sexualité, la politique, etc.) ont une forte résonance sociale. «Je regarde House of Cards et je me sens plus politisé», indique un participant. L'«attachement intime» aux personnages et aux univers de ces séries est très fort chez les 18-24 ans. Plusieurs font difficilement le deuil d'une série lorsque leur immersion est terminée et s'y plongent une deuxième fois.

Les réseaux sociaux, on s'en doutait aussi, ont une grande importance dans leur choix d'une série. Ils regardent Game of Thrones ou Girls pour «faire partie de la conversation» et par «besoin de partager le plaisir», indiquent les chercheuses. «On voit comment les séries participent à la construction identitaire», remarque Christine Thoër.

Les goûts des 18-24 ans en matière télévisuelle restent pourtant très diversifiés. Les participants à l'étude, divisés en quatre «groupes focus», ont fait la nomenclature de plus d'une centaine de séries, de tous genres, regardées au cours des trois derniers mois.

«Ces jeunes participent à redéfinir les formats télévisuels, croit Florence Millerand. Ils n'accordent plus d'importance à la différence entre une série, un film, ou une capsule.» Ils n'accordent pas tellement d'importance non plus aux contenus télévisuels québécois.

Très majoritairement, les séries qu'ils citent et qu'ils regardent sont américaines. «Les séries québécoises ne sont pas très présentes [dans l'étude]», précise Christine Thoër, citant quelques rares exemples, dont Série noire et Unité 9. «Ce n'est pas une bonne nouvelle pour les producteurs québécois, ajoute Florence Millerand. Le visionnement sur l'internet des séries favorise nettement les contenus américains.»

Lorsque l'on sait le laxisme avec lequel le gouvernement fédéral accepte que des services en ligne comme Netflix imposent leurs règles au Canada (à la lumière des plus récentes audiences du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), il y a lieu de s'inquiéter de l'avenir de la télévision québécoise.

Certes, les Québécois préfèrent toujours très largement leur télévision à celle qui se fait ailleurs, notamment aux États-Unis. Les cotes d'écoute et parts de marché, calculées selon des critères de plus en plus contestables, en font foi. Mais les auditoires sont vieillissants, et la plus jeune génération a décroché de la télévision conventionnelle. Peut-être pour toujours. «T'es plus esclave à la programmation. Je me souviens dans le temps, le câble, c'était tellement con», dit l'un des participants à l'étude de l'UQAM.

Tout peut changer très vite, en particulier dans les médias. Le modèle Netflix, extrêmement populaire (notamment auprès des jeunes), fait des petits. De plus en plus de gens, ici comme ailleurs, se désabonnent du câble. La chaîne HBO a annoncé cette semaine qu'elle lancerait en 2015 un service de vidéo en ligne (HBO Go) aux États-Unis. Amazon, Yahoo! et YouTube offrent désormais eux aussi des séries originales (comme Transparent, héritière selon plusieurs de Six Feet Under), disponibles en exclusivité sur le web.

Le fameux «âge d'or» des séries télé, auquel la revue d'art québécoise L'Inconvénient consacre son plus récent numéro (fort intéressant), n'a manifestement pas que des bienfaits. La télévision québécoise risque d'en subir les contrecoups. Surtout si elle ne s'adapte pas rapidement aux habitudes des plus jeunes spectateurs. C'est triste à dire, mais le pire reste sans doute à venir.