C'était en mai. Chaz Ebert faisait la file devant moi pour voir un film sur l'équipe de hockey soviétique des années 70 au Festival de Cannes. Elle parlait avec son voisin - un vétéran de 50 festivals cannois - d'un documentaire sur son regretté mari, présenté le surlendemain.

J'hésitais à m'immiscer dans leur conversation. Je suis un garçon poli. Mais elle avait piqué ma curiosité. J'ai pris mon courage à deux mains, en espérant ne pas la froisser, et je lui ai demandé s'il s'agissait bien d'un nouveau documentaire sur son mari «Robert»...

«Roger», m'a-t-elle répondu gentiment. Roger, bien sûr. J'ai failli me liquéfier de honte sur place, dans le couloir du Palais des Festivals. Ma bouche empâtée avait télescopé les noms Roger et Ebert en un seul «Robert» (prononcé à l'anglaise).

Je sais très bien qui est Roger Ebert. Il fut sans doute le plus célèbre des critiques de cinéma américains et le tout premier à remporter un prix Pulitzer pour ses textes dans le Chicago Sun-Times, où il a travaillé pendant 45 ans. C'est probablement lui qui m'a poussé inconsciemment à faire le métier que j'exerce aujourd'hui, un soir de février 1984, lorsque j'ai assisté par hasard, à 11 ans, à l'enregistrement du «Spécial Oscars» annuel de l'émission qu'il animait avec son ami Gene Siskel, aux studios MGM de Walt Disney.

Je me suis empressé de raconter l'anecdote à Chaz Ebert, pour lui prouver que mon malheureux «Robert» n'était qu'un lapsus. Ému soudainement devant elle, et momentanément sans voix, j'ai réussi à ajouter que j'avais rencontré son mari à quelques reprises. Au Festival de Toronto, notamment, à la fin des années 90, alors que j'avais aussi pris mon courage à deux mains pour lui parler du film que nous venions de voir ensemble, Boys Don't Cry de Kimberly Peirce.

«C'est une histoire touchante. J'adorais ces émissions spéciales des Oscars à l'époque de Siskel and Ebert at the Movies. Je crois que Roger a poussé beaucoup de gens à faire cette profession. Je recueille plusieurs de ces anecdotes pour le blogue. Vous me l'enverrez?» m'a-t-elle demandé, en me tendant sa carte professionnelle.

La dernière fois que j'ai vu Roger Ebert, c'était justement à Cannes, il y a quelques années, lors d'une projection de presse. Il n'était plus que l'ombre de lui-même, diminué, amaigri, méconnaissable après une opération qui lui avait fait perdre le menton et la voix. Il avait pourtant tenu à être sur place, logeant comme à son habitude à l'hôtel Splendid - où une suite a été nommée depuis en son honneur - malgré un cancer de la gorge qui l'empêchait depuis 2006 de parler, de boire et de manger normalement.

Roger Ebert est mort il y a un peu plus d'un an, à l'âge de 70 ans, des suites de son cancer. Sa compagne a repris le flambeau de ses activités, de son festival de film à Chicago et de son populaire blogue. Je la croise, elle aussi depuis, des années dans les festivals. Elle était ma voisine immédiate au Princess of Wales Theatre lorsque j'ai découvert The Master de P.T. Anderson à Toronto en 2012.

Le documentaire Life Itself de Steve James (Hoop Dreams) prend l'affiche vendredi aux États-Unis et le 11 juillet au Québec, en exclusivité au Cinéma du Parc (en version originale anglaise). Présenté en primeur aux plus récents festivals de Sundance et de Cannes, et inspiré de l'autobiographie de Roger Ebert, le film produit notamment par Martin Scorsese retrace la vie et le parcours de ce grand critique, qui a démocratisé le cinéma d'auteur aux États-Unis.

«Le projet de Steve était de faire un film sur le quotidien de Roger pendant un an, avec l'objectif de le montrer dans ses conférences et ses rencontres avec des cinéphiles, des étudiants, des gens qui appréciaient son regard sur le cinéma, explique Chaz Ebert, qui a participé au film de James. Mais Roger a été subitement très malade. Il est mort cinq mois plus tard, et le film a pris une autre tournure.»

Cinéphile érudit qui a su transmettre avec intelligence et humilité son amour du cinéma en adaptant son savoir aux besoins d'un quotidien grand public et de la télévision - où il a popularisé la fameuse formule du «pouce vers le haut, pouce vers le bas» -, Roger Ebert fut une référence et une inspiration pour une génération de critiques de cinéma et de cinéastes.

Life Itself fait notamment appel aux commentaires éclairés du critique du New York Times A.O. Scott et aux cinéastes Werner Herzog et Martin Scorsese, qui témoignent de l'influence qu'il eut sur eux. Le film de Steve James est à l'image de Roger Ebert, sans complaisance ni concessions. On y parle autant de sa carrière de critique que de son combat contre l'alcoolisme et de ses digressions du côté du roman ou de la scénarisation.

Ami du cinéaste Russ Meyer, Roger Ebert fut notamment scénariste du (sulfureux) film culte de série B Beyond the Valley of the Dolls, ainsi que d'un film controversé sur la carrière des Sex Pistols (Who Killed Bambi?), produit par leur célèbre agent Malcolm McLaren, qui ne vit jamais le jour.

À la fin de sa vie, sur son blogue et sur Twitter, où il s'était trouvé un créneau et un nouveau public, Roger Ebert commentait avec humour et beaucoup d'esprit, de sa plume alerte et sensible, le cinéma, l'actualité et les enjeux de société, sans jamais se censurer. Un homme inspirant, qui aurait sans doute apprécié ce documentaire fascinant.

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