Je me souviens du moment où j'ai vu la photo, cette terrible photo, la première fois. Il y aura 20 ans demain. Un corps qui gît. Une silhouette efflanquée dont on ne voit que les jambes, les jeans, les souliers. Le 5 avril 1994, Kurt Cobain s'est injecté une dernière dose d'héroïne avant de plaquer une carabine Remington sous son menton.

Misanthrope tourmenté, antihéros surdoué, devenu malgré lui le porte-étendard d'une génération marquée d'un X. Rock star récalcitrante, souffrant de sa célébrité, qui a cristallisé par son suicide, à 27 ans l'âge où meurent les jeunes rock stars malheureuses, la désillusion et le désenchantement de jeunes gens que l'on disait alors «sans futur».

Petit bum mythomane, ambitieux, colérique, vaguement ironique, il était pour plusieurs le symbole d'un état d'esprit. D'une rébellion populaire, accessible à tous. Une solution de rechange authentique aux artifices des années 80, à leurs couleurs criardes et à leurs vedettes préfabriquées.

D'autres albums ont amalgamé avant Nevermind la rage brute du punk et les mélodies efficaces de la pop. Jamais avec autant de résonance. Les disques suivants ont confirmé que Nirvana n'était pas qu'un feu de paille.

Quand Kurt Cobain est mort, je venais d'avoir 21 ans. J'avais vu Nirvana en spectacle à l'Auditorium de Verdun quelques mois plus tôt. Cobain n'y était déjà presque plus, perdu dans l'ombre de la scène, fuyant le public. Le 5 avril 1994 est devenu pour moi un jour triste à marquer d'une pierre blanche.

Les années et les anniversaires se sont succédé depuis: celui de la naissance de Kurt, de son décès, celui de la sortie de Nevermind, qui a changé la donne, mis en lumière des musiciens, des albums, des courants musicaux jusque-là méconnus.

Puis l'état d'esprit qu'incarnait Kurt Cobain s'est effrité. Le souvenir de ce qu'il a signifié s'est effrité avec lui. Cobain est devenu, non seulement un symbole, mais une marque. À exploiter à chacun de ces anniversaires. Publication d'inédits toujours plus inédits, de cahiers gribouillés à l'adolescence, diffusion de films sur des théories du complot entourant sa mort.

Sa veuve, Courtney Love après avoir tout fait, dit-elle, pour préserver le legs de son mari en refusant la mise en marché de produits dérivés, veut désormais contribuer à la «franchise». En entrevue à la revue britannique NME, cette semaine, elle a déclaré vouloir faire plaisir aux fans de la première heure, avec sa fille Frances Bean, en participant à un film biographique, un documentaire et une comédie musicale sur la vie de Kurt Cobain.

J'ai d'abord cru à un poisson d'avril. Il n'y a rien, dans mon esprit, qui puisse être plus éloigné de ce qu'a pu être et représenter Kurt Cobain qu'une comédie musicale sur Broadway. Rien. C'est pourtant exactement ce que Courtney Love a en tête. «Après avoir été assaillies par des tonnes de courriels et messages de fans sur les réseaux sociaux au sujet d'une comédie musicale, Frances et moi avons réfléchi longuement et convenu que, si nous arrivions à trouver une équipe de scénaristes, producteurs et réalisateurs parmi les meilleurs, il y aurait de grandes chances que le projet de musical à Broadway se concrétise», a-t-elle déclaré, en ajoutant que ce serait pour sa fille et elle l'expérience la plus émouvante de leurs vies.

Kurt Cobain était un être de paradoxes, une contradiction aux cheveux peroxydés, déchiré entre ses racines punk de la côte Ouest et son inclination pour les mélodies pop accrocheuses. Il fustigeait l'industrie du disque, cette machine à faire de l'argent, mais vivait dans un grand manoir isolé. Il a fait la couverture du Rolling Stone, en avril 1992, avec un t-shirt où était inscrit «Corporate Magazines Still Suck».

Mais il avait des convictions et des principes, un véritable fond punk anti-establishment. Il serait sans doute horrifié et dégoûté par le marketing entourant sa mort, 20 ans plus tard. Et par l'idée que l'on tente de faire de sa vie et de son oeuvre une comédie musicale. La vie de Kurt Cobain fut tout sauf une comédie musicale.