Il s'agit de l'une des tâches les plus ingrates de la télévision québécoise (pire que d'animer Paquet voleur): animer la Soirée des Jutra. Pénélope McQuade et Laurent Paquin ont le courage de se prêter à l'exercice ce soir, et on leur souhaite la meilleure des chances.

Eux-mêmes savent qu'ils en auront besoin. La fréquentation du cinéma québécois est dans un creux de vague, les finalistes connus du grand public sont peu nombreux et la Soirée des Jutra n'attire pas d'ordinaire un vaste auditoire télévisuel à Radio-Canada...

Au même moment, à TVA, aura lieu la première diffusion en direct de l'émission la plus populaire du Québec, La voix, suivie religieusement par quelque 2,5 millions de fidèles. C'est dire à quel point le défi est grand. Ce serait dommage, pourtant, de bouder la soirée strass et paillettes du cinéma québécois, qui a le mérite de célébrer la qualité, à une époque où se multiplient les concours de popularité.

D'autant que 2013 fut un cru relevé de cinéma québécois. Lorsque l'on en vient à regretter l'absence de plusieurs artistes méritants (Gabrielle Marion-Rivard, Chloé Robichaud, Catherine Martin, François Delisle, pour n'en nommer que quelques-uns), c'est qu'un gala célèbre une cuvée de talent.

Les cérémonies de remises de prix s'accompagnent généralement de prévisions, prédictions et autres gageures. Le pari fait partie du plaisir. Il est beaucoup plus difficile de prédire les résultats des Jutra que ceux des Oscars. Pour la simple raison qu'il n'y a pas de remises de prix préalables ici comme aux États-Unis, où, à force de voir les mêmes films primés par des associations professionnelles, on en vient à anticiper avec plus ou moins de précision le vote des électeurs.

Sans présumer des résultats finaux, donc, la 16e Soirée des Jutra devrait logiquement être l'occasion d'un duel entre deux très bons films, Le démantèlement de Sébastien Pilote et Gabrielle de Louise Archambault dans les catégories de pointe. À moins que Louis Cyr, qui mène (théoriquement) la course avec 11 nominations - en plus de son prix du Billet d'or - ne vienne brouiller les cartes.

Gabrielle, dauphin de Louis Cyr à cette Soirée des Jutra grâce à ses neuf nominations, a fait couler beaucoup d'encre pour la non-sélection parmi les finalistes de son actrice principale. Mais ce récit des premiers émois amoureux de jeunes gens aux prises avec un handicap intellectuel pourrait très bien remporter les grands honneurs dans plusieurs des principales catégories.

Il s'agit du seul film à concourir à la fois pour le Jutra du meilleur film, du meilleur scénario et de la meilleure réalisation. La mise en scène de Louise Archambault, tout en finesse et sobriété, évite l'écueil du pathos et des bons sentiments, grâce à un équilibre remarquable dans le dosage de l'émotion.

Gabrielle Marion-Rivard, elle-même atteinte du syndrome de Williams, comme le personnage qu'elle incarne, participera du reste à la cérémonie de demain, au Monument-National, même si elle a été écartée par le jury des Jutra (multidisciplinaire plutôt qu'unidisciplinaire, comme je l'écrivais la semaine dernière).

La comédienne proposera un numéro spécialement conçu pour l'événement en compagnie de son complice Alexandre Landry, nommé à juste titre dans la catégorie du meilleur acteur pour sa composition bluffante de vérité - il joue son amoureux - dans ce très beau film.

D'autres interprètes de Gabrielle pourraient remporter une statuette dorée demain. Mélissa Désormeaux-Poulin, en lice pour le prix de la meilleure actrice de soutien, est extrêmement juste dans le rôle de la soeur du personnage principal, tenaillée entre ses envies d'exil avec son amoureux et l'impression d'être responsable du sort de Gabrielle.

Vincent-Guillaume Otis, que l'on voit chaque semaine dans la série télé de l'hiver, Série noire à Radio-Canada, est d'une authenticité renversante dans le rôle du directeur de chorale. Et Benoît Gouin est tout aussi convaincant dans la peau d'un intervenant qui accueille chez lui ces jeunes gens handicapés. Tous deux sont en nomination pour le Jutra du meilleur acteur de soutien.

La catégorie du meilleur acteur, peut-être la plus relevée du gala, opposera Alexandre Landry à Antoine Bertrand, plus grand que nature dans Louis Cyr, Marcel Sabourin, émouvant dans le rôle d'un homme atteint d'alzheimer dans L'autre maison, Issaka Sawadogo, d'une belle intensité dans Diego Star, et Gabriel Arcand, fabuleux de grâce et de justesse dans Le démantèlement. On voit mal comment le Jutra pourrait lui échapper.

Le démantèlement est nommé six fois à la Soirée des Jutra, mais a étrangement été écarté de la catégorie du meilleur scénario. Projeté en première à la Semaine de la critique du Festival de Cannes en mai dernier, ce film lumineux et mélancolique avait valu à l'auteur-cinéaste Sébastien Pilote le Prix de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques.

Fait de silences éloquents et d'images magnifiques, Le démantèlement est une oeuvre subtile sur la transmission du patrimoine et sur le déracinement d'un homme à la croisée des chemins. Un hommage à ces agriculteurs pris à la gorge, qui doivent se saigner pour survivre. Comme Gaby (Arcand), un éleveur de moutons qui décide sur un coup de tête de se départir de la ferme familiale, sacrifiant tout pour ses filles.

Avec un regard de documentariste, Sébastien Pilote y sonde une nouvelle fois l'âme d'un homme mûr solitaire faisant le bilan de sa vie. Comme le personnage de Gilbert Sicotte dans son film précédent, Le vendeur (qui avait valu un Jutra mérité à son interprète).

Alors, ce sera Gabrielle ou Le démantèlement? On verra ça ce soir. En grand nombre, on l'espère.