C'est une phrase que l'on répète trop souvent, quasi machinalement, pour décrire un artiste disparu. Une expression galvaudée, qui s'ajoute à tous les clichés d'usage, au moment de rendre les derniers hommages. «C'était le plus grand acteur de sa génération.»

Pour une rare fois, c'est vrai. Philip Seymour Hoffman était non seulement l'acteur le plus doué de sa génération, mais un monument du cinéma américain. Il rendait meilleurs - on m'excusera cet autre lieu commun - les films auxquels il participait.

C'était un être fragile, vulnérable, en proie au doute. Cela se sentait dans son jeu, dans ses rôles d'hommes malheureux et en déroute. Cela se devinait dans les lignes de faille de ses compositions.

Tous ceux qui le connaissaient, qui l'admiraient, de près comme de loin, ont été attristés par l'annonce de sa mort, dimanche, à seulement 46 ans. Peu d'entre eux ont été surpris par les circonstances de son décès.

Héroïnomane depuis la fin de l'adolescence, Philip Seymour Hoffman avait réussi à chasser ses démons pendant 23 ans. Volcan contenu. Un homme en sursis, aux multiples zones d'ombre, comme les personnages, souvent tristes et mélancoliques, qu'on lui proposait: intellectuels névrosés, marginaux à la sexualité refoulée, artistes inquiets, rebelles renfrognés...

Sa palette était riche. Son jeu brillant, fin, d'une grande intelligence, d'une magnifique sensibilité, d'une étonnante profondeur. Il savait transmettre des émotions subtiles, des états d'esprit, par un regard, un soupir, un mouvement d'épaule, un rire nerveux, une main enfouie dans les cheveux. La colère, la honte, le désarroi se lisaient dans les rougeurs de son visage.

C'était un acteur passeur, transmetteur, traducteur. Une pierre de Rosette. Avec son physique particulier, il s'imposait naturellement, courageux, désinhibé, prêt à camper des rôles où il était loin d'être magnifié.

Il ne craignait pas le laid, l'inavouable, le sordide. Il se moquait de ne pas paraître sympathique à l'écran. Il était vrai, authentique, crédible. Comme un frère ou un ami. C'est sans doute pour cette raison que sa mort a remué tant de cinéphiles. Ils se reconnaissaient en lui.

En 20 ans de métier à peine, il est devenu l'un des acteurs les plus marquants du cinéma américain. Construisant une filmographie foisonnante et variée - c'était un bourreau de travail - auprès de certains des cinéastes les plus influents de l'époque (les frères Coen, Spike Lee, Paul Thomas Anderson, etc.).

Sa carrière au cinéma a pris son envol à 25 ans avec Scent of a Woman de Martin Brest. Mais c'est grâce au doublé Boogie Nights de Paul Thomas Anderson et Happiness de Todd Solondz, à la fin des années 90, qu'il fut vraiment remarqué, grâce à d'inoubliables personnages de reclus tragicomiques.

On a souvent exploité sa sensibilité et sa verve en lui confiant des rôles d'artistes: scénariste dans State and Main de David Mamet, metteur en scène de théâtre dans Synecdoche, New York de Charlie Kaufman. Il ne levait pas le nez sur les grandes productions hollywoodiennes (il est du dernier volet de Hunger Games), mais s'était fait champion du cinéma d'auteur.

Il fut la tête d'affiche de plusieurs films indépendants tels The Savages de Tamara Jenkins (en universitaire misanthrope) ou, plus récemment, A Late Quartet de Seth Grossman (en musicien désabusé). Mais certains de ses petits rôles furent tout aussi marquants (dans The Talented Mr. Ripley d'Anthony Minghella ou The 25th Hour de Spike Lee, notamment). La scène où, incarnant le célèbre critique de rock Lester Bangs dans Almost Famous de Cameron Crowe, il prodigue ses conseils à un jeune journaliste adolescent restera à jamais gravée dans ma mémoire.

Même dans les films médiocres, il s'en tirait à bon compte. En disc-jockey exalté dans Pirate Radio de Richard Curtis ou en drag-queen à la langue bien pendue dans Flawless de Joel Schumacher, où il volait déjà, à 30 ans à peine, la vedette à Robert De Niro.

En 2006, il obtint l'Oscar du meilleur acteur pour son rôle de Truman Capote dans le film de Bennett Miller, Capote, relatant les dessous du mythique In Cold Blood. Remarquable dans sa manière de traduire l'ambition dévorante d'un auteur conscient d'être sur le point d'écrire un chef-d'oeuvre.

De tous ses rôles, je retiens surtout sa composition phénoménale de Lancaster Dodd, gourou librement inspiré de L. Ron Hubbard, fondateur de l'Église de scientologie, dans The Master. Son cinquième film avec P.T. Anderson, dont il fut l'acteur fétiche (il participa à tous ses longs métrages à l'exception de There Will Be Blood), est un tour de force.

Seymour Hoffman y est magistral dans le rôle du «Maître», un dirigeant de secte charismatique, se disant docteur, auteur, scientifique, qui est surtout un arnaqueur charismatique et pervers. Après la Seconde Guerre mondiale, il s'acharne à appliquer sa «Méthode» à un ancien marin alcoolique et obsédé sexuel (Joaquin Phoenix), qu'il souhaite remettre sur le droit chemin.

The Master, oeuvre magistrale d'élégance, d'une beauté saisissante, met en scène deux immenses acteurs qui se livrent à un duel d'anthologie, parmi les plus mémorables du cinéma (Seymour Hoffman et Phoenix ont remporté ex aequo le Prix d'interprétation masculine à la Mostra de Venise).

«Phil est un acteur extraordinaire et un complice fabuleux, m'avait confié Paul Thomas Anderson, peu avant la sortie de The Master, en 2012. Il est très généreux, dans la vie comme sur un plateau, et il s'est investi dans ce projet comme jamais. Joaquin et lui offrent d'immenses performances.»

Je repense à The Master et, inévitablement, je regrette tous les films que Philip Seymour Hoffman ne pourra enrichir de son intelligence, de son flair, de son instinct, de sa voix chaude, de son acuité, de son humanité. Ses funérailles avaient lieu hier. Il n'est pas près d'être oublié. C'était le meilleur.

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