«Il me promettait que nous irions à Paris et que je serais une star dans ses films.» Dylan Farrow avait 7 ans. Son père adoptif, le cinéaste Woody Allen, 50 ans de plus. Dans un grenier de la maison de campagne de sa mère adoptive, Mia Farrow, elle dit avoir été abusée par son père pendant qu'il lui chuchotait ces mots terribles: «Ce sera notre secret.»

Dylan Farrow, qui a maintenant 28 ans, a publié samedi, sur le blogue du journaliste du New York Times (et ami de sa mère) Nicholas Kristof, le récit troublant de l'agression sexuelle dont elle déclare avoir été victime en 1992.

C'est un témoignage bouleversant, qui m'a rappelé celui de Samantha Geimer, auteure de La fille, ma vie dans l'ombre de Roman Polanski (Plon). L'histoire, dans toutes ses nuances et ses zones d'ombre, de celle qui fut violée à 13 ans par le cinéaste de Rosemary's Baby (le film qui a révélé Mia Farrow).

Samantha Geimer rêvait d'être actrice de cinéma. Roman Polanski l'a violée après lui avoir offert du champagne et de la drogue, en lui faisant croire qu'il prenait des photos d'elle pour l'édition parisienne du magazine Vogue. Deux femmes qui se réapproprient une histoire sordide et grandement médiatisée de leur enfance, après des années de silence, en proposant leurs versions des faits.

Là s'arrêtent les comparaisons. Roman Polanski a été accusé, condamné et incarcéré pour son crime. Il a ensuite fui la justice et les États-Unis «en raison d'irrégularités judiciaires manifestes» (ce sont les mots de l'avocat de sa victime), craignant une peine d'emprisonnement excessive. C'est un criminel et un fugitif.

Woody Allen n'a jamais été accusé des actes que lui reproche Dylan Farrow. Il s'en est défendu vigoureusement en 1992, lorsque cette histoire a fait les manchettes dans la foulée de sa séparation acrimonieuse de l'actrice de Hannah and Her Sisters et Husbands and Wives. Il s'en défend toujours.

«Rien de cela n'est arrivé», disait-il à l'époque en entrevue à l'émission 60 Minutes. «Pensez-y un instant: est-ce logique qu'à 57 ans, au plus fort d'une bataille judiciaire horrible pour obtenir la garde des enfants, j'aie choisi de devenir un agresseur? C'est insensé.»

On voudrait le croire sur parole lorsqu'il prétend que Dylan Farrow a été manipulée par sa mère, qui voulait se venger de lui en lui «enlevant sa fille» comme il lui avait «enlevé la sienne». (Sa liaison avec la fille adoptive de Mia Farrow, Soon-Yi Previn, 19 ans à l'époque, venait d'être dévoilée.) «Il est très convaincant», avait déclaré le journaliste de 60 Minutes qui l'avait interviewé.

À l'époque, Allen avait coopéré avec la justice, rendu publics tous les rapports psychiatriques qui le concernent, passé avec succès un test de polygraphe. Une équipe de spécialistes avait conclu que Dylan Farrow n'avait pas été abusée. Et Woody Allen n'avait pas été accusé, faute de preuves (malgré les déclarations équivoques d'un procureur qui, après avoir déclaré qu'il y avait peut-être matière à procès, a déterminé qu'il serait trop éprouvant pour une fille de 7 ans).

Au sens strict de la loi, Woody Allen est innocent. Mais le tribunal de l'opinion publique ne souffre pas de ce genre de nuances. Lorsqu'il y est question de pédophilie, la présomption d'innocence n'a guère d'importance. Or, c'est sur les blogues et les réseaux sociaux que la famille de Mia Farrow a décidé de se faire justice.

Plusieurs ont déjà déclaré Woody Allen coupable au terme de ce procès sommaire. Il ne doit selon eux sa liberté qu'à sa célébrité. Ironiquement, Samantha Geimer croit au contraire que c'est parce qu'il est célèbre que Roman Polanski n'a pu bénéficier en Californie d'un procès juste et équitable.

La lettre de Dylan Farrow a été publiée en réaction à l'hommage rendu à son père par Diane Keaton aux Golden Globes, au moment où le Tout-Hollywood, qu'elle accuse de complaisance et d'indifférence, s'apprête à voter pour les Oscars (Woody Allen y est en lice pour le scénario de Blue Jasmine).

«Et si ça avait été votre enfant, Cate Blanchett? Louis CK? Alec Baldwin? Si ça avait été vous, Emma Stone? Ou vous, Scarlett Johansson? Vous me connaissiez quand j'étais une petite fille, Diane Keaton? M'avez-vous oubliée?», demande Dylan Farrow, en prenant à partie non seulement les collaborateurs du cinéaste, mais aussi son public.

On lit son cri du coeur et on a de la difficulté à ne pas la croire sur parole. Samantha Geimer décrit dans son livre Roman Polanski comme un homme manipulateur, égoïste, arrogant, qui a abusé de sa naïveté. Peut-être que c'est aussi le cas de Woody Allen? Peut-être ment-il lorsqu'il affirme qu'il n'a rien à se reprocher? Peut-être qu'il s'est convaincu lui-même de ce mensonge?

Des artistes mégalomanes qui se croient au-dessus des lois, on en a connu d'autres. Après tout, il a pris des photos érotiques de la fille de sa propre compagne, avec qui il entretenait une liaison secrète, alors qu'elle n'avait que 19 ans. Pourquoi une femme de 28 ans, qui avait l'âge de raison au moment des événements, mentirait-elle?

On ne connaît pas avec certitude les réponses à toutes ces questions. Ni vous ni moi. Malgré les indices que l'on semble avoir repérés dans les accusations des détracteurs des uns comme dans la défense des alliés des autres. Il y a une différence, fondamentale, entre ce que l'on croit savoir et ce que l'on sait.