C'est un site de rencontres. On n'y cherche pas l'âme soeur ni une histoire d'un soir (comme le chantait Marie Denise Pelletier). Mais plutôt à mieux comprendre son prochain. Cet «autre», que l'on côtoie sans trop savoir ce qu'il a vécu, ce qu'il pense, ce que sont ses valeurs. Oui, encore les valeurs.

L'Office national du film a lancé mercredi - le hasard faisant bien les choses - son projet interactif Toi, moi et la Charte, qui souhaite «approfondir et dynamiser» les débats sur le fameux projet de charte des valeurs québécoises (ou, pour les intimes, Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l'État ainsi que d'égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d'accommodement).

Inspiré par la polarisation des débats, les débordements et les malaises qui en découlent, ce projet conçu en collaboration avec le magazine Urbania a été piloté par les cinéastes Jérémie Battaglia - à qui l'on doit le magnifique court métrage Casseroles, sur la grève étudiante de 2012 - et Vali Fugulin, qui entame une résidence de deux ans à l'ONF.

«C'est Monique Simard [directrice du programme français de l'ONF] qui a eu l'idée de faire le projet le plus vite possible, pour ne pas être en décalage avec l'actualité. Mais c'est un hasard qu'il soit lancé en même temps que le projet de charte», m'explique la cinéaste de Zed à Tokyo et de l'excellente série documentaire Naufragés des villes.

«C'est un peu comme l'émission Coup de foudre! dit Vali Fugulin. D'après nos réponses à différentes questions, on est amenés à rencontrer des gens qui nous ressemblent ou pas, et qui peuvent nous surprendre. On a voulu donner la parole à des citoyens ordinaires, qui ne sont pas des personnalités publiques, tout en évitant les clichés.»

Cinq portraits de personnes d'horizons différents, aux points de vue tout aussi variés, ont été tournés pour l'instant. Dix autres s'ajouteront, d'ici le 27 novembre, à ce work in progress ludique et original, créé dans l'urgence avec l'équipe interactive de Departement.

«L'expérience va s'enrichir au fur et à mesure, m'explique sa coréalisatrice. On est sur le terrain, de la mosquée à la garderie en passant par l'épicerie juive, et dans différentes régions du Québec. Aujourd'hui, on rencontre un enseignant catholique qui s'oppose au projet de charte. Demain, une féministe pro-Charte. On n'a pas la prétention de changer les points de vue, mais de faire réfléchir, en montrant différentes perspectives.»

J'ai tenté l'expérience, mercredi après-midi (à l'adresse onf.ca/charte). J'ai commencé par choisir, parmi 27 mots proposés, trois mots qui me définissent (homme, athée, québécois), trois mots qui identifient mon «malaise» dans ce débat (racisme, fondamentalisme, burka) et trois autres qui représentent mes «valeurs» (égalité hommes-femmes, liberté de religion, respect).

On m'a ensuite demandé si j'étais plutôt pour ou contre le projet de charte et on m'a proposé de choisir entre deux personnes, Denis ou Fatma, dont l'une serait, selon l'algorithme du site, mon «opposée». J'ai cliqué sur Fatma, comme dans une agence de rencontre en ligne. Une femme, musulmane, qui porte le voile. On pourrait difficilement être plus aux antipodes l'un de l'autre.

Fatma est éducatrice en garderie. À la voir interagir avec les enfants souriants de son groupe, à voir ses joues rosies par les questions de l'intervieweur, à entendre sa voix posée et douce, on comprend mal comment certains peuvent voir en elle une prosélyte voulant convertir à l'islam, pendant leur sieste, de jeunes blondinets sans défense.

«Les enfants me disent: est-ce que tu as des cheveux, Fatma? Oui, j'ai des cheveux. Ils sont cachés sous mon foulard. Est-ce qu'on peut les voir?» Elle leur a montré une longue mèche brune. Ce ne sont pas tes cheveux qu'ils ont dit. Mais oui, ce sont mes cheveux.

Le jeu s'est poursuivi. J'ai dû choisir entre les deux questions suivantes: «Pourquoi portes-tu le voile?» ou «Est-ce que le regard des gens sur toi a changé depuis le débat sur la Charte?»

J'ai choisi la deuxième question, comme dans un livre-dont-vous-êtes-le-héros. «Je ne suis pas un monstre. Je suis là pour travailler pour le bien de la société», dit Fatima, qui a l'impression que oui, le regard posé sur elle, celui des femmes surtout, est plus dur qu'avant.

Je me doutais bien de sa réponse à la prochaine question que j'ai sélectionnée («Si tu devais choisir entre ton emploi et ton voile, tu ferais quoi?»). Fatma dit porter le foulard par choix. Elle s'oppose au projet de charte «qui a permis à beaucoup de personnes de dire des choses qui ne devraient pas être dites, qui a permis de blesser beaucoup de personnes».

Le jeu ne s'est pas terminé là. J'ai eu le choix entre «rejouer mes valeurs», participer à une discussion virtuelle ou encore rencontrer Denis. Pourquoi pas? Il a l'air baba cool, Denis, artiste sur les bords. Un homme, un athée, un Québécois, comme moi, qui prône le respect et l'égalité entre les hommes et les femmes.

J'ai découvert un homme dont un prêtre a dit, quand il était jeune, qu'il était «possédé d'un esprit démoniaque» parce qu'il était homosexuel et dont les frères ont été abusés par des religieux. Denis est farouchement anticlérical (on peut le comprendre), pro-Charte, et craint un retour en force du religieux dans la société.

En l'entendant dire que les non-croyants n'auraient bientôt plus leur place dans notre société («à moins que l'on veuille aller vers une théocratie?»), je me suis dit que cet homme athée était davantage mon «opposé» qu'une femme musulmane voilée. C'est ben pour dire...