Ils ont tenu leur pari. Il était pourtant de taille. Je me demandais il y a quelques mois si les cinéastes québécois partis à la conquête des États-Unis parviendraient à conserver leur signature d'auteur sans se faire assimiler par la «maudite machine».

À la lumière des francs succès de Prisoners de Denis Villeneuve et de Dallas Buyers Club de Jean-Marc Vallée, il semble que oui.

Quantité de cinéastes «issus de cinématographies internationales» ont tenté récemment l'expérience hollywoodienne, avec plus ou moins de bonheur. Alfonso Cuarón (Y tu mamá también) a surtout reçu des fleurs pour le spectaculaire Gravity - visuellement splendide, mais trop verbeux. Ce n'est pas le cas de l'Allemand Oliver Hirschbiegel (La chute) et Diana, sur la célèbre princesse, aussi en salle demain.

Trop de cinéastes «internationaux», révélés mondialement grâce à une personnalité forte, se sont fondus au cours des dernières années dans la masse anonyme du cinéma hollywoodien générique. Tom Tykwer, Florian Henckel von Donnersmarck, Walter Salles et d'autres.

La plupart des cinéastes québécois ayant tenté leur chance aux États-Unis (des techniciens de talent comme Yves Simoneau ou Christian Duguay) n'ont pas fait exception. Ils ont dû laisser leur personnalité de côté afin d'accéder au cénacle, mais ils n'ont hérité que de téléfilms.

Ce n'est pas le cas de Denis Villeneuve et de Jean-Marc Vallée, qui récoltent ces jours-ci les fruits de leur talent et de leur regard singulier. Grâce à des films portant une véritable signature, ils sont cités parmi les candidats potentiels à la prochaine cérémonie des Oscars.

Ils ne sont pas les seuls Québécois à faire leur marque. Ken Scott a lui-même réalisé la version américaine de son propre succès Starbuck, Delivery Man, dont l'avant-première montréalaise avait lieu mercredi soir (le film prendra l'affiche le 22 novembre). Philippe Falardeau présentera bientôt The Good Lie, dont la tête d'affiche, Reese Witherspoon, est aussi celle de Wild, le prochain film de Jean-Marc Vallée.

Ces cinéastes sont de la même génération. Ils ont entre 40 et 50 ans, une assurance, un savoir-faire, une expérience qu'ils n'avaient pas il y a 10 ou 15 ans. À l'époque, ils n'auraient peut-être pas su imposer leur vision dans un univers où le réalisateur reste le plus souvent un exécutant.

L'appel des sirènes américaines est fort, pour les cinéastes d'ici comme ailleurs. Au printemps, je me demandais si des auteurs comme Vallée, Falardeau et Villeneuve auraient la marge de manoeuvre nécessaire, dans leurs projets américains respectifs, pour que leur style et leur signature subsistent.

À l'évidence, du moins pour certains d'entre eux, cette marge de manoeuvre a été obtenue. Villeneuve, dans le système des grands studios hollywoodiens, avec un budget de circonstance (55 millions, dont une grande partie a été dépensée ailleurs qu'à l'écran). Jean-Marc Vallée, de manière beaucoup plus indépendante, en faisant des miracles avec les quelque 4,5 millions qui lui ont été alloués.

Un budget, représentant l'équivalent d'une poignée de «change» (ou screening) dans le cinéma américain, qui a du reste été amputé de 3 millions pratiquement à la dernière minute, ainsi que l'a écrit samedi le collègue Marc-André Lussier.

Dallas Buyers Club, pour lequel Jean-Marc Vallée a fait appel à ses complices Yves Bélanger (à la direction photo) et Marc Côté (aux effets visuels), est l'oeuvre d'un auteur. On a beaucoup parlé avec raison, depuis la première du film au Festival de Toronto le mois dernier, du jeu formidable de Jared Leto et de Matthew McConaughey, ses principaux acteurs. Mais la mise en scène du cinéaste de Café de Flore et de C.R.A.Z.Y. est tout aussi riche.

Dallas Buyers Club s'inspire de l'histoire authentique d'un redneck, Ron Woodroof, cowboy macho et homophobe impénitent, vivant dans un parc de maisons mobiles texan, qui apprend au milieu des années 80 qu'il est atteint du sida. Il n'a plus, selon son médecin, que 30 jours à vivre.

Déterminé à profiter du temps qu'il lui reste, et à le prolonger autant que possible, il trempe dans le trafic de médicaments expérimentaux et finit par mettre sur pied, au mépris des règles de la FDA (Food and Drug Administration) américaine, un «club» de traitements clandestin, auquel sidéens et séropositifs peuvent adhérer, moyennant un abonnement de 400$.

Les performances de Jared Leto, en transsexuel toxicomane qui devient contre toute attente l'associé de Woodroof, et de McConaughey, en voyou condamné qui profite sans scrupule du désespoir de ses compagnons d'infortune, les ont placés dans la ligne de mire des pronostiqueurs de la soirée des Oscars.

Il est vrai que la transformation physique de McConaughey, abonné aux rôles de beaux Brummell musclés, est sidérante. Mais la subtile transformation psychologique de son personnage et la manière dont il la transmet à l'écran sont tout aussi remarquables et dignes de considération (pour emprunter au jargon des Oscars).

Ron Woodroof n'est pas en quête de rédemption. Il ne se transforme pas en Mère Teresa des sidéens américains. Il fait le bien, bien malgré lui. Mais son sens brutal des affaires finit par être teinté d'un élan d'indignation et de solidarité. Et il devient, de manière un peu paradoxale, une source d'inspiration pour ceux qui l'entourent.

Comme tous ces cinéastes québécois talentueux qui, simultanément, montrent aujourd'hui au monde du cinéma ce dont ils sont capables.