La dernière fois que j'ai vu Patrice Chéreau, il livrait sur la scène du Théâtre du Nouveau Monde, de sa voix suave et ensorcelante, avec une intensité remarquable, un texte sombre et déroutant de Pierre Guyotat (Coma) sur la dépression. C'était en novembre dernier.

Hier, Chéreau, un artiste insoumis, iconoclaste et éclectique, un acteur imposant et un metteur en scène immense, au théâtre, à l'opéra comme au cinéma, est mort à Paris d'un cancer du poumon. Il avait 68 ans.

La première fois que j'ai vu Patrice Chéreau, il se défendait d'avoir mis en scène du sexe fauve, cru, ultraréaliste, dans Intimacy, son premier film en anglais. C'était il y a 12 ans, au Festival du film de Berlin. Quelques jours à peine avant de recevoir l'Ours d'or et l'Ours d'argent de la meilleure actrice (pour Kerry Fox).

En conférence de presse, il avait essuyé, intraitable, d'un ton sardonique, le tir groupé d'une certaine presse anglo-saxonne outrée - c'est souvent le cas dans les festivals internationaux - par son audace et sa transgression des codes habituels du cinéma.

«Cette scène de fellation était-elle réelle?», avait demandé un collègue britannique. «Est-ce qu'il faut avoir tué son père pour jouer quelqu'un qui tue son père?», avait répondu le cinéaste. Les années passent; les débats que soulève le cinéma sont souvent les mêmes.

Intimacy est l'histoire, inspirée du roman du Britannique Hanif Kureishi, de deux inconnus, un homme et une femme, qui se rencontrent tous les mercredis pour faire l'amour, sans échanger un mot. Dans ce film troublant, d'amour, de sexe et de rock'n'roll, Chéreau filme le désir comme un instinct, une drogue, de manière sauvage. «C'est un film qui veut montrer la beauté de la vie, disait-il. La vraie vie qui n'est pas embellie par le cinéma.»

Il avait ce souci de vérité. Cette volonté d'explorer le sentiment humain dans ce qu'il a de plus authentique, de plus cruel et de plus sombre parfois. Sans complaisance et sans fard. Avec une grande franchise et une évidente intelligence. Son cinéma n'embellissait pas la vie, même dans la flamboyance. C'était l'une de ses grandes forces comme metteur en scène de cinéma. Ce cinéma qui l'a révélé sur la scène internationale, mais qui l'a parfois déçu.

Son dernier film, Persécution (2009), histoire d'une jalousie maladive mettant en scène Charlotte Gainsbourg et Romain Duris, et Son frère (2003), coscénarisé avec sa grande complice Anne-Louise Trividic, n'avaient pas convaincu la critique. Il avait dû renoncer il y a quelques années, faute de fonds, à son grand projet de film sur Napoléon, avec Al Pacino en tête d'affiche. Sept ans d'acharnement pour finir une carrière sur une note muette.

Homme-orchestre, jeune autodidacte surdoué, il avait fait sa marque comme metteur en scène de théâtre (et d'opéra), s'associant à de grands auteurs de son époque, tels Kureishi ou Bernard-Marie Koltès. Comme acteur, il a interprété certains personnages historiques parmi les plus marquants de la France: Camille Desmoulins dans Danton d'Andrzej Wajda, Jean Moulin dans Lucie Aubrac de Claude Berri, Napoléon dans Adieu Napoléon de Youssef Chahine.

Il a réalisé 10 longs métrages, à commencer par La chair de l'orchidée en 1974. Mais c'est par son troisième film, L'homme blessé, avec Jean-Hugues Anglade, César du meilleur scénario en 1983, qu'il a réellement été révélé. La reine Margot (1994) et Ceux qui m'aiment prendront le train (1998) en feront un incontournable du septième art.

La reine Margot, sans doute son film le plus célèbre, a été auréolé par un Prix du jury et un Prix d'interprétation féminine (pour Isabelle Adjani) à Cannes, en plus de remporter cinq Césars. L'excellent Ceux qui m'aiment prendront le train a reçu quant à lui trois Césars, dont celui du meilleur réalisateur.

Militant de gauche déçu par les politiques du Parti socialiste français, Chéreau n'hésitait pas à prendre la parole sur la place publique ou à boycotter, par exemple, le Festival de Salzbourg, après la prise du pouvoir d'un gouvernement autrichien d'extrême droite.

Fils d'un père peintre et d'une mère dessinatrice, formé dans les musées et les salles de la cinémathèque, ébloui très jeune par le cinéma expressionniste allemand, Chéreau est arrivé au théâtre un peu par hasard, de son propre aveu, mais en jeune prodige. Il avait 16 ans lorsqu'il a signé sa première mise en scène.

Son amour du cinéma a marqué son théâtre, et vice-versa. Gabrielle (2005), d'après une nouvelle de Joseph Conrad, huis clos fin et élégant campé dans le milieu bourgeois parisien du début du XXe siècle, a été l'occasion d'un formidable duel d'acteurs entre Isabelle Huppert, femme froide et énigmatique, et Pascal Greggory, mari déchu transi d'amertume. Le rôle a valu à Isabelle Huppert un Prix spécial d'interprétation à la Mostra de Venise.

«Il a une manière de creuser le sentiment que l'on trouve beaucoup au théâtre, notamment chez Strindberg, m'avait confié Isabelle Huppert en entrevue, à propos de Chéreau. Il s'attache à l'étude du sentiment, de la sensation, comme on la trouve au théâtre, mais c'est quand même du cinéma.»

Du grand cinéma. Aujourd'hui en deuil d'un grand auteur.