On se doutait bien que les choses n'allaient pas en rester là. Que la controverse n'allait pas s'éteindre par magie au- dessus de l'océan Atlantique, juste avant la tournée de presse française.

Il y a deux semaines, j'ai demandé à Abdellatif Kechiche, mi-figue, mi-raisin, s'il croyait que la Palme d'or reçue à Cannes en mai pour son film La vie d'Adèle n'était pas devenue pour lui une malédiction. Il a fixé le tapis, songeur, pendant près d'une minute, avant de répondre que c'était «une épreuve».

Il a dû y réfléchir plus longuement depuis. En entrevue au magazine français Télérama cette semaine, le cinéaste de L'esquive et de La graine et le mulet a rangé les euphémismes.

«Selon moi, ce film ne devrait pas sortir, il a été trop sali, a-t-il déclaré. La Palme d'or n'a été qu'un bref instant de bonheur; ensuite, je me suis senti humilié, déshonoré, j'ai senti un rejet de ma personne, que je vis comme une malédiction...»

Lavage de linge sale

Bref retour, malheureusement nécessaire, sur une polémique qui n'en finit plus de finir.

Depuis la présentation de La vie d'Adèle à Cannes, Abdellatif Kechiche a été attaqué de toutes parts. Par des techniciens qui se sont plaints de ne pas avoir été bien traités (et rémunérés) pendant le tournage. Par l'auteure de la bande dessinée qui a inspiré le film, Julie Maroh. Et, plus récemment, par ses actrices.

En tournée de promotion aux États-Unis il y a quelques semaines, Adèle Exarchopoulos et (surtout) Léa Seydoux ont multiplié les déclarations fracassantes dans les médias, évoquant un tournage "horrible" et dénonçant les méthodes tyranniques du cinéaste.

La riposte - particulièrement inélégante - de Kechiche visait Léa Seydoux, «née dans le coton», selon lui, et incapable de s'investir pleinement dans son personnage.

«Qu'on m'inflige une souffrance et qu'elle n'ait pas de sens, c'est ça qui m'a rendue dingue», m'a confié à son tour la comédienne de 28 ans, il y a une quinzaine.

Cette semaine en France, où La vie d'Adèle doit, malgré le cri du coeur de son auteur, prendre l'affiche le 9 octobre (ainsi qu'au Québec), le lavage de linge sale s'est poursuivi hors du cercle de la famille dysfonctionnelle, par médias interposés, avec une machine manifestement sans «cycle délicat». N'en jetez plus, la benne à insultes est pleine.

Écoeurés

Ce qui devait être l'événement de la rentrée cinématographique automnale - La vie d'Adèle est une histoire d'amour lumineuse - a forcément été assombri par la volée de bois vert que s'échangent Kechiche et Léa Seydoux depuis un mois. Si bien que certains, écoeurés par le manque de retenue du duo, jugeant hypocrites leurs beaux sourires cannois, ont décidé de bouder ce grand film.

Abdellatif Kechiche ne peut les blâmer.

«Moi, je n'irais pas voir le film du cinéaste sadique et tyrannique dont on fait le portrait aujourd'hui! C'est comme si on se rendait à un mariage en sachant qu'en vérité, les mariés se détestent», a-t-il déclaré à Télérama, estimant que les propos de Léa Seydoux empêchaient les spectateurs de voir le film «avec un coeur vierge et un regard bienveillant».

Être informé de ce qu'il y a derrière un film, des tensions, des inimitiés, des drames qui se trament dans les coulisses, gâche-t-il l'expérience d'un cinéphile? Peut-on rester imperméable aux difficultés liées à la fabrication d'une oeuvre, dans notre appréciation de celle-ci? Ces questions que soulève la dernière déclaration de Kechiche sont légitimes.

Questions légitimes

L'histoire du cinéma regorge de films, souvent mythiques, créés dans des conditions extrêmes, voire catastrophiques. The Shining de Stanley Kubrick, The Exorcist de William Friedkin, Apocalypse Now de Francis Coppola...

Roman Polanski, selon ses actrices Catherine Deneuve et Faye Dunaway, s'est comporté en goujat sur les plateaux de Répulsion et de Chinatown. Faudrait-il bouder les chefs-d'oeuvre de Polanski? Faudrait-il se priver de sa filmographie parce qu'il a en plus, de la manière la plus abjecte, abusé d'une fille de 13 ans?

J.D. Salinger, dont il est question dans un nouveau documentaire à l'affiche depuis vendredi, avait lui aussi un goût prononcé pour les jeunes filles: la réputation de The Catcher in the Rye en a-t-elle été entachée pour ses fervents lecteurs?

Et que dire de Woody Allen, que Mia Farrow a quitté après avoir découvert qu'il prenait des photos de sa fille adoptive nue, à peine sortie de l'adolescence (et que le cinéaste de Manhattan a fini par marier)? Cela fait-il de Blue Jasmine un film moins appréciable?

Ce sont aussi des questions légitimes.

Forme d'abus?

Selon Abdellatif Kechiche, en raison de tout ce qui a été dit à son sujet au cours des dernières semaines, les spectateurs risquent d'ailleurs de se demander: «Est-ce que cet homme n'a pas harcelé ces jeunes filles? Est-ce qu'il ne les a pas caressées, aussi, et qu'elles n'osent pas le dire?»

Ses craintes sont légitimes. Même s'il n'y a probablement pas de fumée sans feu. Abdellatif Kechiche, cinéaste de génie, torturé, particulièrement exigeant sur un plateau (et à mon avis en proie à une forme de délire de persécution - il croit que le milieu du cinéma français lui en veut personnellement) -, n'hésite pas à pousser ses acteurs dans leurs derniers retranchements afin d'arriver à ses fins.

Est-ce une forme d'abus? De «manipulation», comme l'a laissé entendre Adèle Exarchopoulos? Doit-on pour autant bouder ses oeuvres? À chacun, je le répète, de répondre à ces questions.

Il reste que refuser de voir La vie d'Adèle parce que ses artisans sont incapables de régler entre eux leurs différends équivaut à se priver du plus exceptionnel film de l'année.