Jerry Lewis est arrivé à la conférence de presse du Festival de Cannes, en mai dernier, en faisant le pitre. Multipliant les grimaces comme un enfant de 7 ans dans un corps de 87 ans, en perpétuelle représentation. Sa seconde nature.

On l'avait annoncé en décalage, irritable et sourd comme un pot. Il s'est présenté vif d'esprit, blagueur, de bonne humeur et fanfaron... Jusqu'à ce qu'un journaliste suédois ose lui parler de The Day the Clown Cried (Le jour où le clown pleura), mythique long métrage tourné par Lewis en Suède en 1972, qui ne vit jamais le jour. L'acteur et cinéaste en a interdit la diffusion à l'époque, après des projections-tests catastrophiques.

«Ce film était mauvais, a-t-il répondu sèchement, courroucé, à mon confrère scandinave. Mauvais parce que j'avais perdu la magie, c'est tout ce que je peux dire. Vous ne verrez jamais ce film. Personne ne le verra jamais parce que j'en ai honte tellement il est mauvais.»

Je ne sais pas si c'est pour lui faire ravaler ses paroles, ou pour rendre le clown triste, mais des extraits du tournage de The Day the Clown Cried, intégrés à un vieux reportage de la télévision néerlandaise, ont fait leur apparition sur YouTube le week-end dernier. Hier après-midi, ces images inédites avaient déjà été vues par près d'un demi-million de curieux.

Il faut dire que The Day the Clown Cried a atteint un statut de film-culte chez les historiens du cinéma depuis qu'il a été renié et interdit de projection par son auteur (Lewis a réalisé et coscénarisé le film). Peu de gens ont vu le long métrage, mais tous ont déclaré unanimement qu'il s'agissait d'un irrécupérable gâchis.

Sa qualité est difficile à juger sur la base d'un reportage de sept minutes, où l'on voit Jerry Lewis, seul sous le chapiteau d'un cirque, s'exercer à quelques tours de magie burlesques ou jonglant difficilement avec des balles, sous l'oeil amusé de Jane Birkin et de Serge Gainsbourg, invités sur le plateau. Mais les signes d'un chef-d'oeuvre incompris sont inexistants. On croira le maître du slapstick sur parole lorsqu'il dit que c'est «mauvais, mauvais, mauvais» (pour une rare fois qu'un cinéaste a autant de lucidité devant son oeuvre).

The Day the Clown Cried, qui met en vedette Lewis et l'une des actrices fétiches d'Ingmar Bergman, Harriet Andersson, fut sélectionné au Festival de Cannes en mai 1973 et devait prendre l'affiche aux États-Unis dans la foulée. Il fut désavoué sur-le-champ par Lewis, ainsi que par ses co-scénaristes, qui estimaient que le cinéaste avait pris trop de libertés avec le scénario d'origine. «Je suis fier de tous mes films, mais pas de celui-là", a-t-il déclaré à Cannes, où on lui a rendu hommage en mai.

Son célèbre «film perdu» raconte l'histoire d'un clown allemand, Helmut Doork, envoyé dans un camp de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale pour s'être moqué de Hitler. Doork est contraint par les nazis de distraire les enfants, trop turbulents, pendant qu'on les mène aux chambres à gaz. Pris de remords, il décide de les accompagner jusqu'au bout, dans la scène finale du film.

The Day the Clown Cried serait l'un des plus grands naufrages du septième art, si l'on en croit les historiens. Jerry Lewis espérait se faire valoir auprès des électeurs des Oscars grâce à cette tragicomédie sur l'Holocauste, dans son premier rôle dramatique. À la lumière des projections-tests, il a changé d'idée, craignant de susciter un tollé.

Vingt-cinq ans plus tard, La vie est belle de Roberto Benigni, sur un thème similaire, a reçu un accueil triomphal à Cannes et aux Oscars. Mais de l'avis général, ce n'est pas parce qu'il était trop avant-gardiste que The Day the Clown Cried a été renié par ses artisans; seulement parce qu'il était trop mauvais.

Cette histoire, évidemment, pose de nouveau la sempiternelle question de la paternité d'une oeuvre artistique. Est-il vrai, comme le veut le cliché, que lorsqu'une oeuvre est créée, elle cesse en quelque sorte d'appartenir à son auteur (comme un enfant que l'on met au monde)? Dans quelle mesure un artiste reste-t-il maître de son oeuvre? Il aura beau la désavouer, elle existe, pour un public qui veut bien se l'approprier (pour débiter un autre cliché).

La question s'est posée récemment avec la diffusion du premier long métrage de Stanley Kubrick, Fear and Desire, que le regretté cinéaste considérait comme un brouillon et dont il avait réussi à confisquer la plupart des copies. Ce film, réalisé en 1953 lorsque le cinéaste de The Shining n'avait que 24 ans, «disparu» ensuite durant 60 ans, existe en DVD depuis près d'un an. Pour le bonheur des exégètes, mais au détriment de la volonté de son auteur.

Le même dilemme se pose avec The Day the Clown Cried, à la différence fondamentale, à mon sens, que le film de Kubrick a bel et bien pris l'affiche. Celui de Jerry Lewis, en revanche, a été préservé du regard public depuis sa création. Et pour cause, si l'on se fie à son auteur.

Jerry Lewis a 87 ans. Il se déplace en fauteuil roulant. Il a fait rire des millions de gens grâce à son personnage de Crazy Jerry, et pas seulement en France. S'il préfère que l'un de ses films demeure inédit, cela me semble tout à fait légitime. Est-ce trop demander que de respecter la volonté d'un artiste en de pareilles circonstances? On dirait malheureusement que oui.