Sa mort, en octobre 2011, a provoqué une réaction très forte. J'étais de passage à Chicago et j'avais été étonné des centaines de mots de sympathie et de fleurs déposés devant l'Apple Store de Michigan Avenue. Pour un artiste comme John Lennon ou une princesse disparue à la rigueur, on s'attend à ce type de manifestation spontanée. Mais pour un homme d'affaires, c'est assez inusité.

Steve Jobs, il est vrai, n'était pas n'importe quel homme d'affaires. Le cofondateur d'Apple était un visionnaire, un génie dans son domaine, un personnage charismatique à l'aura de rock star, qui a influencé sinon révolutionné notre façon de travailler, de communiquer, de se divertir, de s'informer.

Mais lorsque certains se sont mis à le comparer à Gandhi, l'une de ses idoles de jeunesse, on a su que la réaction vive à sa mort avait basculé du côté du délire. Le culte de la personnalité est une drogue en vogue, qui fait oublier certaines aspérités chez ceux qui en font l'objet.

Même Steve Jobs, qui, dans sa jeunesse de décrocheur universitaire baba cool, a abusé de substances hallucinogènes (notamment lors d'un voyage initiatique en Inde), aurait trouvé la comparaison ridicule. Gandhi a milité pour l'indépendance de l'Inde en prônant la non-violence. Jobs a ouvert des usines Apple en Chine plutôt qu'en Inde parce que la main-d'oeuvre n'y était pas assez bon marché...

Loin de faire l'apologie de Steve Jobs, le troisième long métrage de Joshua Michael Stern, JOBS, à l'affiche vendredi et mettant en vedette Ashton Kutcher, souligne les zones d'ombre d'un mégalomane incapable d'empathie et de compassion, prêt à vendre ses mères (biologique et adoptive) pour arriver à ses fins.

Le premier film consacré au père du Mac - Sony en prépare un autre, scénarisé par Aaron Sorkin (The Social Network), d'après la biographie de Walter Isaacson - commence par le lancement de l'iPod en 2001. Mais ce biopic classique, à l'esthétique de téléfilm, s'intéresse surtout aux années 70 et 80, période d'ascension professionnelle fulgurante de l'ancien employé d'Atari.

Un jeune homme à l'ego surdimensionné, assoiffé d'ambition, qui a bâti son empire en s'aliénant progressivement ses proches. Il a trahi ses amis de la première heure, ceux qui ont fondé Apple dans le garage de la maison familiale, renvoyé sans états d'âme nombre de collaborateurs et jeté à la rue la mère de sa fille aînée - dont il a longtemps refusé de reconnaître la paternité - en apprenant qu'elle était enceinte.

Bref, JOBS ne gomme pas le fait que Steve Jobs était non seulement un génie, mais aussi un beau salaud (même si l'on a très peu entendu cette épithète au moment de sa mort d'un cancer du pancréas, à 56 ans). La mort, comme le culte de la personnalité, a pour incidence de faire oublier le mauvais côté des choses.

Si Steve Jobs l'homme en prend pour son rhume dans le portrait cinglant qu'en font Joshua Michael Stern (Swing Vote) et le scénariste Matt Whiteley, il en est tout autrement de l'homme d'affaires. Chaque fois que le «guide spirituel» d'Apple s'adresse à ses disciples, une musique empesée et larmoyante accompagne ses inspirantes paroles, pour faire la démonstration que chacune de ses allocutions avait un effet cathartique.

De ce point de vue, JOBS prend des airs d'hagiographie. Un hommage à un entrepreneur intransigeant, refusant tout compromis à son idéal commercial. Le film se termine d'ailleurs, plutôt abruptement, sans faire mention de la mort de Steve Jobs, avec cette phrase révélatrice: «En 2012, Apple est devenue l'entreprise la plus profitable du monde.» Un happy end comme le cinéma américain les aime, avec une morale à la clé, particulièrement cynique, qui fait réfléchir.

Les artisans du film ont-ils voulu nous convaincre, après avoir souligné les comportements retors et méprisables de Steve Jobs, que tout est bien qui finit bien puisque l'exceptionnelle réussite financière d'Apple transcende et excuse le reste? Ont-ils voulu donner l'impression que cet homme a tout sacrifié - sa vie personnelle, ses amitiés, sa famille, ses enfants - pour le bien de l'humanité et son droit inaliénable de consulter cette chronique sur un iPad?

Je me pose sérieusement la question. Je suis, je m'en confesse, un adepte d'Apple. Nous avons, à la maison, un assortiment presque embarrassant d'iMac, MacBook, iPhone, iPad, iPod, iAlouette. Pourquoi suis-je un fidèle de la pomme? Pour le style, l'innovation, la convivialité, mais aussi pour faire comme tout le monde, j'imagine. Un joyeux paradoxe, lorsque l'on sait avec quelle énergie Steve Jobs s'employait à convaincre tout un chacun qu'il fallait adopter Apple pour afficher sa «différence».

Un paradoxe payant. Au coeur d'un culte immense, célébré universellement, pour une marque, son fondateur, et sa vitalité financière comme symbole de la réussite. Un culte qui en dit long, qu'on le veuille ou non, sur nos valeurs collectives.