Les médias en ont-ils beurré trop épais en traitant de la naissance du «bébé royal» britannique, se demandait mardi soir The National, le pendant canadien-anglais du Téléjournal à la CBC. Poser la question, c'est évidemment y répondre.

Quand le National Post décide de traiter de l'arrondi de bedaine (soi-disant ostentatoire) d'une jeune femme qui vient d'accoucher ou que le Globe and Mail consacre un article à l'ascendance astrologique d'un petit prince londonien, c'est une question - même rhétorique - qu'il peut sembler futile de poser.

Les médias occidentaux ont sans conteste fait leurs choux gras de la naissance d'un héritier du trône dont le grand-père n'est même pas encore roi. Afin de nourrir l'appétit insatiable de leurs lecteurs et de leurs auditeurs pour ce que cette planète compte de personnages riches et célèbres, parmi lesquels des princes qui - comme dans les contes se terminant bien - marient des princesses et enfantent d'autres princes (et ainsi de suite), dans une spirale sans fin de bonheur monarchique.

Le Canadien moyen, de la bien nommée Colombie-Britannique jusqu'à la Nouvelle-Écosse, s'intéresse à "sa" famille royale. Et ce n'est pas l'inclination monarchiste du gouvernement Harper qui tempérera ses élans d'affection. On ne peut, semble-t-il, empêcher un coeur d'aimer son souverain.

On peut, en revanche, se poser de sérieuses questions sur ce qui dicte une couverture médiatique. C'est d'ailleurs la question sous-jacente - autrement plus intéressante - que posait mardi le chef d'antenne du National, Peter Mansbridge, à ses quatre invités.

La table ronde opposait essentiellement deux visions du journalisme, à mon avis aux antipodes l'une de l'autre, incarnées par le chroniqueur du National Post Jonathan Kay et l'animateur de Q, à la radio de la CBC, Jian Ghomeshi.

Jonathan Kay l'a affirmé tout de go: il a désormais deux patrons, le sien propre et les lecteurs du Post. Alors qu'à ses débuts dans le métier, il y a 15 ans, il ne répondait qu'à celui qui signe ses chèques de paie, il considère aujourd'hui qu'un journaliste ne peut être insensible aux intérêts et désirs de ses lecteurs, clairement manifestés (et quantifiables) par le nombre de "clics" sur un blogue ou un site internet.

On dira, sans doute sans se tromper, que je suis de la vieille école. Il reste que j'estime, comme Jian Ghomeshi, que ce n'est pas au public de dicter le menu médiatique et de déterminer ce qui mérite d'être couvert par les journalistes.

Je ne suis pas dupe. Si je voulais que cette chronique soit davantage lue, qu'elle apparaisse sur les palmarès des articles les plus consultés de lapresse.ca, j'ajouterais chaque fois le mot «sexe» dans son titre. Résultats garantis.

C'est la raison pour laquelle j'ai sursauté dans mon salon en entendant mon confrère de Toronto vanter les mérites des compteurs de «clics», qui donnent la mesure en temps réel de ce qui intéresse les lecteurs. Et avouer sans s'en formaliser que c'est désormais ce qui guide ses choix de couverture. M'est avis qu'il confond à dessein l'intérêt du public et l'intérêt public.

Je ne prétendrai pas ici - certains seraient trop contents de me le remettre sous le nez - que mes chroniques sont d'intérêt public. Je reste convaincu qu'il est du devoir d'un média, dans ses choix rédactionnels et de mise en ondes, autant en 2013 qu'en 1973, de considérer l'intérêt public comme le critère fondamental dans l'appréciation de la pertinence d'une information à diffuser.

Ce que j'énonce n'a rien d'original, j'en conviens. Sauf que si les médias délaissent leur travail de hiérarchisation de l'information pour se fier en lieu et place à des bilans statistiques de popularité de sujets auprès de leurs lecteurs afin de guider leur ligne éditoriale, aussi bien fermer tous les bureaux de correspondants à l'étranger sur-le-champ. Le journalisme, à mon sens, peut être déclaré cliniquement mort.

Les médias sociaux, auxquels se fient beaucoup les médias traditionnels pour juger de leur impact, comportent bien des avantages, que je suis le premier à souligner. Mais ses utilisateurs se comportent souvent comme des enfants de 7 ans se déplaçant en essaim d'abeilles sur un terrain de soccer, butinant de sujet chaud en sujet encore plus chaud aux 15 minutes. Cette image, très juste, est de Jian Ghomeshi.

La manie de «l'interactivité» avec le public, exacerbée par la popularité de Facebook, Twitter et autres Instagram, est une tendance lourde des médias actuels. À son chef de pupitre qui lui reproche de vouloir faire l'équivalent politique de TMZ (un média spécialisé dans les potins de vedettes), la jeune journaliste ambitieuse de la série House of Cards, diffusée sur Netflix, répond que des millions de gens consultent TMZ, et que ces millions de gens ne peuvent avoir tort. Elle ajoute qu'un média qui ne comprend pas cette réalité en 2013 est condamné à une mort certaine, à plus ou moins brève échéance.

C'est aussi, dans son essence, ce que dit Jonathan Kay: donnons au lecteur ce qu'il veut, pas nécessairement ce que l'on juge pertinent de lui offrir. Les plus pragmatiques diront qu'il en va de la survie des médias traditionnels, en période de fragile mutation. Les plus romantiques (j'en suis) rappelleront que, sans être une oeuvre caritative, un média ne peut être considéré comme une entreprise de portes et fenêtres.

Ce débat récurrent ne date pas d'hier. Mais avec la précision avec laquelle on peut désormais jauger le nombre de lecteurs et d'auditeurs, par «clics» et autres PPM (la mesure précise de l'auditoire à la radio et à la télévision), il a rarement été autant d'actualité.