Il y a eu mort d'homme. Deux fois plutôt qu'une. En moins de deux semaines, Koh-Lanta, l'adaptation française de la téléréalité Survivor et une des émissions-phares de la chaîne privée TF1 (l'équivalent en France de TVA), a été endeuillée par les morts successives d'un de ses concurrents et de son médecin.

Gérald Babin, 25 ans, est décédé d'une crise cardiaque le 22 mars au Cambodge, pendant un banal souque à la corde, lors du premier jour de tournage de la 16e saison de l'émission. Lundi, Thierry Costa, 38 ans, médecin de Koh-Lanta depuis quatre saisons, s'est suicidé, déclarant dans une lettre rendue publique s'être senti «sali» par les médias.

La semaine dernière, un courriel anonyme envoyé à plusieurs journalistes français accusait l'équipe de production de l'émission d'aventures de négligence dans le décès de Gérald Babin, lui reprochant son manque de célérité à soigner le candidat après un premier malaise cardiaque. La presse et les médias sociaux se sont rapidement emparés de l'affaire; Koh-Lanta, avec ses quelque 30 % de parts de marché, étant un très grand succès populaire de la télévision française depuis sa première diffusion en 2001.

Certains médias ont laissé entendre que des considérations budgétaires avaient pu inciter l'équipe de production à entreprendre trop rapidement son tournage, dès l'arrivée des candidats au Cambodge. Et que des soucis d'économies expliquaient que le médecin-urgentiste, seul à soigner une équipe de 150 personnes, avait été dépêché en bateau plutôt qu'en hélicoptère sur les lieux de l'incident.

Les doutes sur la responsabilité de l'équipe de production ont été davantage nourris par les résultats de l'autopsie, qui ont révélé que Gérald Babin ne souffrait d'aucune anomalie cardiaque ou vasculaire. Les autorités cambodgiennes ont conclu à une «mort naturelle», mais une enquête préliminaire pour homicide involontaire a été ouverte en France afin d'établir les causes précises du décès du concurrent d'origine martiniquaise.

TF1 a évidemment décidé d'interrompre le tournage de la 16e saison, mais refuse pour l'instant d'évoquer la fin définitive de Koh-Lanta, dont les revenus publicitaires s'élèvent à 3,5 millions d'euros par épisode. On se demande ce qu'il faudra pour que la chaîne prenne cette décision. Car on ne peut parler d'incident isolé.

À l'été 2009, deux candidats des versions bulgare et pakistanaise de Survivor ont aussi péri (après une crise cardiaque et une noyade). En tombant par hasard mardi soir sur la finale de Koh-Lanta Vietnam (diffusée en 2010), en reprise à l'antenne d'Évasion, je me suis dit que cette catastrophe française était annoncée depuis un moment. Au moment précis où j'ai ouvert la télé, une candidate, en équilibre depuis deux heures sur un poteau en mer, déclarait: «Je vais tomber dans les pommes!»

Elle a effectivement perdu connaissance avant de tomber à l'eau. «Venez l'aider!» criaient les autres concurrents jusqu'à ce qu'un technicien arrive enfin à la rescousse. «Victime d'un malaise, la faim, la fatigue et la chaleur ont eu raison de sa détermination», a dit l'animateur en voix hors champ. Un peu plus et elles avaient raison de sa vie, oui.

Ce n'est pas la première fois que Koh-Lanta soulève la polémique en France. L'an dernier, la maigreur de certains candidats, incapables de remporter assez d'épreuves pour se nourrir convenablement, avait fait dire à plusieurs que l'on sacrifiait la santé des candidats au profit de cotes d'écoute.

«Ils sont maigres!» a chuchoté une candidate avec effroi, mardi soir, pendant la finale vietnamienne, en découvrant les visages émaciés et les silhouettes rachitiques des deux finalistes, Claude et Philippe (ou «Filip», comme l'a écrit une candidate moins douée pour les lettres).

Koh-Lanta, comme toute «bonne» téléréalité du genre, n'invite pas seulement ses candidats à participer à des aventures au péril de leur santé. Elle les encourage aussi à médire sur les uns et les autres, en dévoilant le pire de la nature humaine devant la caméra, en échange de la possibilité de remporter 100 000 euros.

Comme dans Occupation double chez nous, les candidats finissent par déballer leur baluchon plein de rancune au moment de s'éliminer entre eux. L'urne du vote final est scellée après qu'on se soit dit ses quatre vérités. Untel m'a planté un coup de couteau dans le dos, tel autre est malhonnête. Ça, c'est quand personne ne meurt en direct.

Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), l'équivalent français de notre CRTC, a décidé de se pencher sur les émissions de téléréalité, évoquant la possibilité que certaines d'entre elles soient déconseillées aux moins de 12 ans (et donc interdites de diffusion avant 22h).

L'an dernier, le CSA avait déjà émis des recommandations sur l'accompagnement psychologique des candidats de téléréalité, dans la foulée du suicide de deux ex-concurrents des émissions françaises Secret Story et Trompe-moi si tu peux. Assistera-t-on au même genre de réflexion chez nous? Car la question demeure: jusqu'où ira la téléréalité?

Probablement jusqu'aux limites du seuil de tolérance d'un public insatiable de sensations fortes et de concepts «extrêmes», qui pullulent sous différentes formes par les temps qui courent (les combats de la UFC en étant une illustration).

Deux jeunes hommes sont morts depuis deux semaines au nom d'un concours de survie bidon, créé de toutes pièces pour la télévision. Leurs morts absurdes ont contraint un réseau, pour des questions notamment d'image de marque, de mettre un terme à la production de son émission la plus populaire. Il n'est peut-être pas loin le jour où même la mort d'un homme ne pourra mettre un terme au spectacle.