D'autres l'ont dit bien avant moi. La fiancée américaine d'Éric Dupont est un grand roman populaire. C'est aussi une oeuvre littéraire dense et captivante, brillante dans ses entrelacements et ses ellipses, ses rappels et ses métaphores.

Une saga familiale comme on les aime: pleine de rebondissements, de drames et de traits d'humour subtils. Un récit fluide, efficace, inspiré, à la hauteur des ambitions et de l'imagination de son auteur.

Ce chassé-croisé entre Rivière-du-Loup, la Nouvelle-Angleterre et l'Allemagne, lié par des Madeleine, des hommes forts et l'opéra Tosca de Puccini, est sans surprise le roman québécois le plus enthousiasmant du moment.

Ce livre qui se lit tout seul, malgré ses 557 pages bien tassées, est la somme du travail colossal d'un écrivain arrivé à maturité. La logeuse et Bestiaire, du même auteur, m'avaient plu, sans que j'en garde de souvenirs aussi marquants. Éric Dupont s'illustre cette fois dans un tout autre registre.

J'ai été séduit sur-le-champ par ce récit foisonnant, à forte concentration de ceintures fléchées, amalgamant les accents fantastiques de la littérature sud-américaine, la psychologie du roman américain et le souffle des romans épiques européens (comme les fameux «Pibrac» de Michel Folco).

Mais à la page 233, mon plaisir de découvrir cet éblouissant roman canadien-français a failli être gâché. Au moment où Éric Dupont délaisse les personnages truculents du «bon vieux temps» pour rejoindre ceux du présents, trop limités par leur invraisemblable modernité. Avec une rupture de ton abrupte.

«Tu me demandes pourquoi je ne t'ai pas donné de nouvelles depuis mon départ précipité de la maison en 1990», écrit Gabriel à son frère Michel. Il précise «en 1990» pour le bénéfice, non pas de son frère jumeau - pour qui l'information est certainement superflue -, mais pour celui du lecteur... Ainsi commence un improbable et long (très exactement 140 pages) échange épistolaire entre les deux frères.

Gabriel, un prof d'éducation physique depuis peu exilé en Allemagne, raconte dans le menu détail à Michel, un chanteur d'opéra en tournage de film à Rome, ses conquêtes de la dernière décennie (s'étant toutes conclues par un vol de livre).

Ce n'est pas seulement le procédé laborieux de la narration par lettres interposées, tranchant avec le ton jusque-là harmonieux du récit, qui m'a déçu. Mais aussi le niveau de langage, trop appuyé, des personnages, servant à faire progresser le récit.

Peut-être que je me trompe, mais le fils d'une restauratrice de Rivière-du-Loup, qu'il soit prof de gym ou doctorant en littérature comparée, même s'il a été nourri à la cuiller d'argent dans les hauteurs d'Outremont par une nounou française, n'écrit pas «couardise» dans une lettre à son frère. Et ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres.

Il faut dire que je suis particulièrement sensible aux incongruités du niveau de langage dans le roman. J'en fais presque une maladie. Certains diraient qu'il s'agit d'un trouble obsessif compulsif. Le moindre écart d'un dialoguiste me fait faire de l'urticaire. Je n'ai pas d'indulgence pour ce qui sonne faux à mon oreille (même si je suis souvent fin seul à m'en formaliser). Que voulez-vous?, comme dirait l'autre. À chacun ses marottes!

Je ne crois pas être seul, en revanche, à trouver maladroite cette tendance à tenter d'expliciter une intrigue en surchargeant de paroles les personnages, au détriment de la crédibilité des dialogues.

Éric Dupont, malgré son intégration admirable d'éléments fantastiques, a manifestement voulu donner un ton réaliste à son roman. Or, il rompt ce pacte implicite de réalisme avec son lecteur en choisissant de raconter son récit par le biais de lettres invraisemblables, plutôt que de s'en tenir à une narration omnisciente qui supporte toutes les fantaisies de la langue.

Ce procédé alourdit inutilement son roman, à mon humble avis. Il a fallu que j'attende la page 411 pour enfin retrouver dans toute sa splendeur naturelle la Madeleine du début du roman. Maudissant le temps perdu avec ces deux adolescents attardés et geignards, à souffrir leurs élucubrations narcissiques. J'exagère à peine!

La fiancée américaine est un opéra, pas un documentaire, me dira-t-on, sans doute avec raison. Une tragédie plus grande que nature, vaguement inspirée des souvenirs de famille de l'auteur, qui ne saurait être ancrée dans la réalité. D'accord, d'accord. Mais qu'on me laisse donc à mes déceptions!

On me dit d'ailleurs qu'il y a bien pire. Dans les échanges de textos et de courriels de certains romans jeunesse, entre autres. Je n'en doute pas. Ceux-là aussi, j'imagine, me donneraient de l'urticaire.

Ma (légère, tout de même) déception du moment vient surtout du fait que j'ai failli adorer La fiancée américaine. J'ai été conquis par son ambition et par ses audaces. Dont fait probablement partie cet intermède épistolaire, qui a malheureusement freiné mon élan. Nous sommes pour la plupart des lecteurs exigeants. J'aurais souhaité davantage de cohérence et d'uniformité de la part d'Éric Dupont pour soutenir ce qui reste, à l'évidence - vais-je enfin le dire? - un excellent roman.