Edward Stachura avait 42 ans lorsqu'il s'est suicidé, en 1979. On l'a retrouvé pendu, dans son appartement de Varsovie. Quelques mois plus tôt, il s'était couché sur les rails d'un train. Sa main droite avait été déchiquetée. Après un séjour dans un hôpital psychiatrique, il a écrit, de la main gauche («celle du coeur», disait-il), Me résigner au monde, un testament en forme de journal.

Edward Stachura était poète. De ceux que l'on dit maudits, encore aujourd'hui, même si l'expression est galvaudée. Né en France, il était retourné vivre dans la Pologne natale de ses parents, après la Deuxième Guerre mondiale. Il avait 11 ans. C'était bien avant qu'il ne devienne une sorte de Kerouac polonais, figure mythique idolâtrée par la jeunesse de Varsovie et de Cracovie: chanteur, écrivain, traducteur (de Gaston Miron et de Rimbaud, de Jacques Brault et de García Márquez, notamment).

Pierre Leduc (Patrick Drolet) aussi est traducteur. À l'approche de ses 40 ans, il tente de soigner son mal de vivre en traduisant les poèmes de Stachura. Il ne soigne rien du tout. Il a quitté sans préavis son poste de chargé de cours à l'Université Laval, où il enseignait la littérature de l'Europe de l'Est. Il s'est emmuré dans le silence de son petit appartement du Vieux-Québec. Il ne donne pratiquement plus signe de vie aux quelques personnes qui pourraient s'en soucier. Il écrit.

«Tu peux posséder seulement le malheur et ce malheur est faux.» Cette phrase équivoque d'un poème de Stachura, Tout ce que tu possèdes, semble avoir inspiré tel un leitmotiv le film éponyme de Bernard Émond (La neuvaine, La donation), qui ouvrait samedi soir dernier à Rouyn-Noranda le 31e Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue (avant de prendre l'affiche vendredi).

Entrecoupé d'extraits de poèmes, lus à la fois en français et en polonais, Tout ce que tu possèdes traduit magnifiquement en images tous les mots qui l'habitent et lui servent d'assise. Plans fixes sur le fleuve immuable, coulant au rythme lent de ce film de spleen, mélancolique, sur la réflexion identitaire et la remise en question existentielle.

Pierre, fils unique dont la mère a été placée en institution psychiatrique, apprend que son père (Gilles Renaud) va bientôt mourir. Cet homme d'affaires véreux, qu'il a peu connu, veut lui léguer 50 millions de dollars, qu'il considère «mal acquis» dans l'immobilier au détriment de ses nombreux locataires.

Il a la ferme intention de refuser la succession. Au même moment, il apprend à regret qu'il est lui-même le père d'une fille de 13 ans. Adèle (Willia Ferland-Tanguay) a un visage comme un poème, inspirant, triste, émouvant. À l'image de ce film sobre et beau, sur la filiation, l'isolement, la transmission.

On reconnait les thèmes de prédilection de Bernard Émond (le bien et le mal, la vertu et la bonté) dans cette fable morale. Son style épuré: les éclairages naturels, d'économie de dialogues. Ses préoccupations philosophiques, d'homme de gauche, de champion des lettres, de cinéaste engagé.

Et si la partition, inspirée, m'a semblé imparfaite - les dialogues, souvent plaqués, donnent à l'ensemble un ton théâtral -, il est rassurant de voir que certains comme Émond s'entêtent, contre vents et marées, à donner à la poésie l'importance qui lui revient dans l'oeuvre cinématographique.

Une poésie brute, animale, lancinante, de déchaînement des éléments, se dégage aussi du Torrent de Simon Lavoie (Le déserteur, Laurentie), à l'affiche depuis vendredi dernier. C'est un film à la fois contemplatif et fougueux, paisible et chargé de violence contenue, inspiré d'une nouvelle d'Anne Hébert publiée au début des années 50.

Une oeuvre qui rejoint par ses thèmes celle de Bernard Émond: la filiation, l'isolement, l'aliénation. Dans le Québec des années 20, François (Victor Andrés Trelles Turgeon), fils de la «grande Claudine» (Dominique Quesnel) en qui elle a fondé tous ses espoirs de rédemption, grandit sans rien connaître du monde qui l'entoure.

Sa mère veut l'offrir à Dieu pour expier ses propres péchés. Dans son délire religieux, elle s'est isolée avec lui, dans une ferme qu'ils tiennent seuls en autarcie, en lui témoignant pour seule affection des coups de fouet. C'est la grande noirceur avant la Grande Noirceur. Dans une métaphore crue, languissante, onirique, furieusement poétique. D'une poésie malheureusement trop rare.

On devrait s'en désoler davantage. À force de formater des films pour plaire à un auditoire de 14 ans - l'âge mental du spectateur lambda -, la poésie a été pratiquement évacuée du septième art. Elle est devenue une laissée-pour-compte, non seulement de la littérature, mais de toutes les formes artistiques. On ne la partage plus. On ne la transmet plus. Pour des raisons qui ne m'échappent pas.

La poésie ne «vend» pas. La poésie ennuie, d'office, tous ceux qui ne lui accordent pas l'attention qu'elle mérite. Qui n'ont ni de temps ni de patience pour elle, à une époque où l'on attend des choses, de toutes les choses, qu'elles aillent vite. Vers où? On n'a pas le temps de se poser la question.

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