Il y a des personnages auxquels on s'identifie naturellement comme lecteur. Dans la mesure où il est possible de s'identifier à un personnage de roman.

Rien dans ma vie ne s'apparente à celle de Paul Steiner, antihéros des Lisières d'Olivier Adam, dont il est l'alter ego. Sinon que nous avons le même âge, que nous partageons les mêmes références culturelles, appartenons à la même famille idéologique.

Ce n'est pas dans sa situation ni ses gestes que je me suis reconnu en Paul Steiner, mais dans ses réflexions, ses idées, sa sensibilité aussi je crois. En découvrant certaines digressions narratives d'Olivier Adam, j'ai eu l'impression de réfléchir à haute voix.

Paul Steiner, 40 ans, est un écrivain francilien exilé en Bretagne, père de deux enfants, qui vient de se faire mettre à la porte par sa femme. Un homme taciturne, emmuré en lui-même, qui découvre un secret de famille en rendant visite à sa mère, dans l'hôpital de la banlieue où il a grandi.

Olivier Adam, comme son personnage, a passé son adolescence à s'habiller en noir, à ne rien manger, à se faire vomir même. À trouver refuge chez les poètes maudits et les cinéastes de la Nouvelle Vague, pour échapper à sa banlieue sans âme. Avant de s'exiler dans le Finistère, en faisant d'une certaine manière une croix sur son passé.

Les lisières est le onzième récit de l'auteur de Je vais bien, ne t'en fais pas, Passer l'hiver, Falaises et Des vents contraires. Un roman, peut-être son plus abouti, où l'écrivain se révèle dans toute sa fragilité, sans fard ni complaisance, en faisant le point sur son existence en marge des événements et des gens. Un livre où il aborde de front le thème récurrent de sonoeuvre: la rupture. Amoureuse, sociale, familiale...

Le résultat est un autoportrait lucide, parfois très dur, doublé d'un portrait social qui résonne, bouscule et bouleverse. Par sa justesse, par l'acuité de son regard. On m'excusera le lieu commun, mais Les lisières est un roman vrai. Une radiographie de la France d'aujourd'hui, dans toutes ses contradictions, tous ses glissements, toute son universalité aussi.

Une oeuvre fluide et sensible, aux antipodes des livres «solides, mais dénués de grâce, laborieux et pesants» que le personnage de Steiner dit avoir écrits dans le passé. Encensé par une partie de la critique, snobé par les jurys des principaux prix (alors qu'il était donné favori), Les lisières s'intéresse aux rapports de classe, à la reproduction des modèles, aux inégalités systémiques.

En filigrane, Adam/Steiner s'inquiète des progrès de l'extrême droite en France. De «La Blonde» (Marine Le Pen), qui a réussi à séduire tous ces électeurs découragés, pris à la gorge, fatigués des batailles du quotidien. Parmi lesquels se trouvent son père, et peut-être même certains de ses amis d'enfance, qu'il retrouve après 20 ans de silence, voguant péniblement de job précaire en job précaire.

Steiner n'est pas dupe de son propre embourgeoisement. Les vieux amis qu'il retrouve, son frère, son père, ne cessent du reste de lui rappeler qu'il ne sait plus ce qui se trame dans les banlieues parisiennes, malgré ses beaux discours. En le traitant, bien sûr, de bobo (bourgeois-bohème).

«Il suffisait de lire des livres, d'avoir trente ou quarante ans et de voter à gauche, de lire Libé, d'avoir déjà mis les pieds dans un pays étranger, d'écouter autre chose qu'Obispo Pagny Halliday Grégoire, d'aller voir des films asiatiques pour être qualifié de bobo. Et ce qualificatif était bien sûr censé être insultant», dit Paul Steiner.

Ce qui ne l'empêche pas de se moquer des bobos et de «leur conformisme, leur fausse insolence, leurs goûts tièdes»: Feist, Apple, les légumes bio, le commerce équitable, la bouffe thaï... En se moquant de lui-même. «Mais au moins, ajoute-t-il, tous ces gens avaient le bon goût de n'être ni racistes ni misogynes ni homophobes.»

Je me suis reconnu à la fois dans cette description - je suis un bobo impénitent fan fini de Marc Labrèche - et dans sa défense. «Depuis toujours ces conneries sur les bobos, la soi-disant bien-pensance de gauche, qualifiée aussi de pensée unique, alors que la droite gouvernait le pays et diffusait ses idées dans la plupart des journaux et des médias», se désole le narrateur, en s'indignant que le commentateur Eric Zemmour se fasse «passer pour un type minoritaire».

J'ai pensé à un autre Éric, qui sévit désormais le midi sur les ondes de Radio X à Montréal et se targue d'incarner une voix nouvelle alors qu'il ne fait que remâcher un discours que l'on entend partout. Il n'est pas le seul à se poser en martyr d'un paysage médiatique qui serait dominé par les bobos de la gauche caviar. Ceux-là ne doivent pas souvent lire le Journal de Montréal...

Les lisières, d'Olivier Adam. Éditions Flammarion. 454 pages.