La dernière fois que j'ai rencontré Martine Chartrand, c'était à Berlin, en février 2001. Elle venait de remporter l'Ours d'or du meilleur court métrage de la Berlinale, grâce à Âme noire, un magnifique film d'animation sur l'émancipation des Noirs.

«Raconte-moi tes 11 dernières années!», lui ai-je lancé d'emblée, dans un café du Mile-End. Elle a souri. Du même grand sourire de jeune fille timide qui avait illuminé cette inoubliable soirée berlinoise.

Elle n'a pas chômé, Martine, depuis 11 ans. Âme noire avait pris sept ans à réaliser. MacPherson, né de la même technique d'animation de peinture sur verre, a nécessité huit ans de travail. Ce très beau film, inspiré d'une célèbre chanson de Félix Leclerc, sera présenté ce soir, en ouverture du 36e Festival des films du monde, avant Million Dollar Crocodile de Lisheng Lin.

«Je le sais que je suis un extraterrestre!», admet la cinéaste, qui a peint plus de 10 000 tableaux sur verre en les filmant, un à un, avec une caméra 35 mm. «Une minute de film pour une année de travail», a calculé Martine Chartrand. Un travail de moine d'autant plus admirable que la plupart des films d'animation sont aujourd'hui réalisés à l'aide d'ordinateurs.

Le résultat, fluide et poétique, est non seulement un hommage à Frank Randolph MacPherson, mais à tous les Noirs qui ont bâti le Québec, et dont la mémoire a été mal préservée. «On en avait parlé à Berlin, se rappelle la cinéaste montréalaise, qui a des origines haïtiennes. Il y a très peu de représentation de la présence de Noirs au Québec et au Canada. Cette image du bûcheron noir, je la recherche depuis longtemps.»

Martine Chartrand avait à peine 10 ans lorsqu'elle a entendu la chanson de Félix Leclerc pour la première fois. Le nom de MacPherson évoquait davantage pour elle l'Irlande ou l'Écosse que la Jamaïque natale de Frank Randolph MacPherson. Ce n'est qu'en 1996, en discutant avec Martin, fils aîné de Félix et caméraman, qu'elle a appris que MacPherson était noir.

Et c'est grâce à Gaétane Leclerc, qui fut la compagne de Félix, qu'elle a compris, deux ans plus tard, que MacPherson avait été un ami de la famille. «L'histoire de MacPherson, c'est qu'il n'était pas draveur, mais ingénieur-chimiste, dit Martine. Félix l'a personnifié en draveur, parce que c'était l'époque des héros. C'était un briseur de frontières. Un briseur d'embâcles.»

Vers 1933, le jeune Félix s'est lié d'amitié avec ce diplômé de McGill et amateur de jazz atypique, qui travaillait pour une grande papetière de la région de Trois-Rivières. «C'était un homme noir très cultivé dans un univers où il n'y en avait pas beaucoup, constate la cinéaste. Félix l'appelait son ami philosophe. Sa photo se trouvait sur le mur de Félix lorsqu'il est mort, en 1988.»

Frank MacPherson, lui, est mort à 50 ans, en 1951. «Le père de Félix l'a découvert, gelé dans sa maison», raconte Martine Chartrand. Félix Leclerc l'avait fait disparaître en héros sur les billots, en métaphore et en chanson, trois ans plus tôt. Et il en parlait encore comme de son «premier ami», en 1961, dans Le calepin d'un flâneur.

Dans son film, bercé des musiques de Schubert, de mento jamaïcain et de guitare de Django Reinhardt, Martine Chartrand évoque aussi les sentiments de MacPherson pour la soeur de Félix, qu'il venait écouter jouer du piano à la maison familiale, le dimanche. (Ce qui inspira à Francis Leclerc un personnage d'Une jeune fille à la fenêtre.) «C'est une belle grande amitié qui est restée discrète», précise la cinéaste.

Fascinée par le personnage, Martine Chartrand avait déjà en tête d'intégrer un draveur noir dans Âme noire. «J'ai laissé tomber, dit-elle, quand un historien m'a dit qu'il n'y en avait pas eu.» Entêtée, se fiant à son intuition, elle ne s'est pas arrêtée là. Lorsque je l'ai rencontrée, elle revenait tout juste de Gaspésie, où elle venait de faire des découvertes sur l'existence de draveurs noirs au siècle dernier.

Elle prépare du reste un voyage en Jamaïque, pour approfondir ses recherches sur MacPherson. Elle y sera accompagnée du cinéaste Serge Giguère, qui s'intéresse à son projet depuis 2002 et prépare un documentaire, Le mystère MacPherson, qui devrait être prêt d'ici deux ans. Un projet qui permettra de mettre davantage en lumière la vie de «Frank», comme l'appelle Martine, guidée depuis toujours par son regard d'anthropologue. «Ce n'est pas une obsession, c'est une passion», dit-elle.

Au terme de cette quête d'une décennie, Martine Chartrand compte tout de même passer à autre chose. Elle ne se sent pas le courage de réaliser un autre film d'animation de peinture sur verre. Des tableaux? Un roman? Un long métrage? Elle n'est pas encore fixée. «Les gens disent que j'ai de la patience. J'ai surtout de la persévérance. Disons que je pense à long terme!»

Elle sourit. De son sourire éternel de jeune fille timide.

Photo: fournie par l'ONF