Ce n'est qu'une liste de films. Une de plus. Et elle vaut ce qu'elle vaut. Mais après 50 ans à la tête du prestigieux palmarès du magazine britannique Sight and Sound, le chef-d'oeuvre d'Orson Welles, Citizen Kane, vient d'être détrôné par Vertigo d'Alfred Hitchcock au titre de «meilleur film de tous les temps».

Le palmarès de Sight and Sound, publié par le British Film Institute, a la particularité de n'être publié qu'une fois par décennie et d'être déterminé par des spécialistes. Aussi, le milieu du cinéma attendait avec un certain enthousiasme ce nouveau classement, établi par 846 critiques, programmateurs, historiens et distributeurs du monde entier.

L'échantillon est beaucoup plus grand que le groupe de 145 professionnels du cinéma consultés en 2002, ce qui n'a pas empêché certains critiques influents de faire un peu de lobbying. Roger Ebert - je vous en avais parlé en avril - a annoncé sa volonté de militer pour Vertigo, qui avait terminé deuxième, il y a dix ans, par seulement quelques voix. La sienne semble avoir été entendue, au grand plaisir des dirigeants de la publication britannique, qui ont pu jouir de l'éclat médiatique accompagnant ce nouveau lauréat.

Depuis que le palmarès de Sight and Sound existe, Citizen Kane a été classé chaque fois premier, sauf à la toute première occasion, en 1952, alors que l'un des chefs-d'oeuvre du néoréalisme italien, Le voleur de bicyclette de Vittorio De Sica, avait été plébiscité par la critique.

Vertigo, qui n'a fait son entrée dans le Top 10 de Sight and Sound qu'en 1982, deux ans après le décès d'Hitchcock, est donc un lauréat «tout frais», malgré ses 54 ans bien sonnés. Le 45e film du prolifique cinéaste britannique a remporté les honneurs avec 34 voix d'avance sur le premier long métrage d'Orson Welles, réalisé alors qu'il n'avait que 26 ans.

Le nouveau favori de la critique avait pourtant été snobé par la presse lors de sa sortie en 1958. Depuis, Vertigo a été progressivement réhabilité, comme du reste son auteur, le «maître du suspense», dont le style unique et l'innovation sur le plan technique n'ont été reconnus que tardivement, notamment grâce aux efforts des jeunes critiques des Cahiers du cinéma, dont François Truffaut.

Réhabilité au point d'être considéré un demi-siècle plus tard comme le meilleur film de tous les temps? Difficile de contredire 846 confrères et consoeurs parmi les plus éminents de la profession, mais, à mon humble avis, Vertigo, par un drôle d'effet de balancier, après avoir été trop longtemps sous-estimé, est peut-être aujourd'hui légèrement surévalué.

Que l'on me comprenne bien. Le chef-d'oeuvre d'Alfred Hitchcock est sans conteste un grand film. Un thriller psychologique élégant et énigmatique sur l'obsession et la folie. Une oeuvre avant-gardiste, à la fois inquiétante et divertissante, dont les mouvements en spirale, les effets psychédéliques, l'utilisation de couleurs primaires saturées ont eu une influence énorme sur le septième art.

Campé à San Francisco, d'après le roman D'entre les morts des Français Pierre Boileau et Thomas Narcejac, Vertigo met en scène James Stewart, dans le rôle d'un ancien détective qui a quitté la police en raison de graves problèmes de vertige et qui s'éprend de la femme (Kim Novak) qu'il espionne pour le compte de son mari, un ancien camarade de classe.

Une succession de faux-semblants, des questions laissées en suspens, une fin ingénieuse et plus d'une disparition étonnante, dont celle du personnage de Midge (Barbara Bel Geddes), l'adjointe amoureuse de «Scottie» depuis l'université (malgré leurs 15 ans d'écart?) que l'on ne revoit plus, bizarrement, dans la dernière partie du film.

Vertigo est l'oeuvre d'un visionnaire, comme l'est tout autant - sinon davantage à mon sens - Citizen Kane, que le critique Roger Ebert trouve «presque parfait». Ce sont ses imperfections, il me semble, qui font son charme.

Il est bien sûr futile de déclarer qu'un film est le «meilleur de tous les temps». Il s'agit d'une oeuvre artistique, pas d'une compétition olympique de 100 mètres. Un palmarès parallèle, aussi publié par Sight and Sound mais déterminé par 358 cinéastes, a classé Vertigo septième. Le meilleur film de l'histoire selon les réalisateurs de la planète? Tokyo Story de Yasujiro Ozu, qui détrône aussi Citizen Kane (premier depuis 1992).

À choisir, une fois n'est pas coutume, je me rangerais plutôt du côté des cinéastes que de celui des critiques. Tokyo Story, réalisé cinq ans avant Vertigo, est un portrait de famille magistral, d'une infinie subtilité et d'une très fine psychologie, qui n'a pas pris une ride en 60 ans.

La jetée, court métrage expérimental du Français Chris Marker, disparu en début de semaine à l'âge de 91 ans, a été inspiré par Vertigo et boucle joliment la boucle du palmarès principal, à la 50e position.

Parmi les 50 films, on remarque d'ailleurs une très faible présence de films récents. Le plus «jeune» long métrage à faire son entrée est Mullholland Drive de David Lynch (2001). In the Mood for Love (2000), chef-d'oeuvre de Wong Kar-waï, est le film du nouveau millénaire qui se classe le plus avantageusement, au 24e rang. The Tree of Life de Terrence Malick a raté le palmarès de peu, selon l'éditeur du magazine, et on imagine qu'il pourrait en faire partie dès 2022.

Alors que deux films sur Hitchcock sont actuellement en préparation - l'un avec Anthony Hopkins, l'autre avec Toby Jones dans le rôle titre -, on mesure à quel point le temps permet de reconnaître les plus grands artistes à leur juste valeur.

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