À peu près tous les journalistes québécois qui couvrent le Festival de Toronto ont été frappés d'une crise d'angoisse au cours des derniers jours. Et parfois pas seulement qu'une. Je sais, je les ai croisés. De tous les grands festivals de cinéma, celui qui se déroule dans la métropole canadienne est probablement le plus difficile à gérer pour les reporters sur le plan logistique.

Tout, en effet, a lieu en même temps: la projection d'un film évidemment incontournable; une conférence de presse qu'il ne faut rater sous aucun prétexte; une interview longtemps désirée qui, enfin, se concrétise. Sans parler de tous ces événements «connexes», organisés surtout pour s'assurer une place dans la couverture médiatique. Dans une programmation riche de plus de 300 productions, toutes plus intéressantes les unes que les autres, les «promoteurs» doivent en effet trouver le moyen de faire valoir les qualités de leurs poulains d'une façon ou d'une autre. Ce n'est pas toujours évident.

Toronto, ou le TIFF si vous préférez (Toronto International Film Festival), c'est complètement fou. Il faudrait être doté du don d'ubiquité pour pouvoir suivre tout ce qui est digne d'intérêt.

L'organisation de mon horaire torontois ressemble ainsi à un véritable jeu de serpents et échelles auquel participent, depuis deux semaines, au moins 300 relationnistes en folie. Qui sont évidemment en mesure de proposer plein de choses, car la planète cinéma entière gravite autour de la Ville reine depuis hier. Les conversations prennent même parfois une tournure surréaliste tellement on jongle avec les noms des vedettes. Dans un autocar qui me ramenait du centre-ville à la lointaine contrée où j'habite (ma modeste contribution à la réduction des gaz à effet de serre), des passagers commençaient même à douter un peu de ma santé mentale en m'écoutant régler certains trucs au téléphone un peu plus tôt cette semaine.

«Bien sûr que Juliette Binoche m'intéresse, mais l'heure du rendez-vous me fait rater la conférence de George Clooney... Attends, il y a une autre ligne...

- Salut Marc-André, une entrevue avec Ewan McGregor, ça te dit?

- Ewan McGregor... euh... non? C'est pour le film de Woody Allen, ça? Attends, je reviens.

- Oui, bon, Juliette. Ouan... Bon. O.K. Tant pis pour George. Pis Brad Pitt, lui, il arrive quand? O.K. On s'en reparle. Salut.

- Pis, pour Ewan?

- Ben oui, c'est ben évident! Mais il ne faudrait pas que l'entrevue avec McGregor entre en conflit avec celle de Keira Knightley ou avec celle du général Dallaire. On ne peut quand même pas «bumper» un général! Ça se «bumpe»-tu, un général? Non, ça ne se fait pas... O.K. On s'en reparle. Salut.

- Hi Mark... Would you like to meet Cristian Mungiu?»

Cristian Mungiu? Yes, sure. Pratiquement inconnu il y a à peine six mois, le jeune cinéaste roumain est la nouvelle coqueluche du circuit festivalier. Il s'amène à Toronto avec rien de moins qu'une Palme d'or épinglée à la boutonnière. Son film, 4 mois, 3 semaines et 2 jours a en effet obtenu cette année la récompense suprême du Festival de Cannes.

À ceux qui, de façon un peu sectaire, reprochent au Festival de Toronto d'être à la solde du cinéma américain et de ne mettre en vitrine que des vedettes hollywoodiennes, je rappellerai que tous les grands festivals du monde «exploitent» la notoriété de leurs invités pour attirer l'attention. Ce fut le cas à Venise cette semaine (un peu aussi au FFM); ce le fut tout autant à Cannes il y a quelques mois.

Demandez à Cristian Mungiu. Il vous rappellera probablement ce drôle de souvenir. Nous n'étions en effet pas plus d'une quinzaine de journalistes à assister à la conférence de presse de l'équipe de 4 mois, 3 semaines et 2 jours, un film qui avait été accueilli très chaleureusement. À peine une heure auparavant, on avait pourtant dû jouer du coude quand l'équipe de Zodiac, parmi laquelle Jake Gyllenhaal, Chloë Sevigny et David Fincher, s'était pointée. Constatant le peu d'intérêt des médias pour la conférence des artisans du film de Mungiu, une journaliste roumaine avait tenu à dire à la poignée de reporters qui étaient restés sur place à quel point Vlad Ivanov, l'une des vedettes du film, était considéré comme un grand acteur chez lui. «S'il était américain, il est certain que la salle ne serait pas aussi vide!» avait-elle déclaré.

Voilà bien le dilemme cornélien auquel tous les festivals doivent faire face. Toronto peut-être même plus que les autres. Sa réputation d'axer ses projecteurs sur les stars plutôt que sur les films - qui n'est pas fondée quand on regarde la programmation de près - lui colle encore à la peau. Cela dit, je soupçonne le TIFF de bien vivre avec cette idée préconçue si elle lui permet d'occuper encore la position avantageuse qui est la sienne sur l'échiquier des grands rendez-vous de cinéma. Je suis convaincu que pour rien au monde, le TIFF n'échangerait sa place. Pas plus que moi d'ailleurs...