Ils boivent, ils bouffent, ils sacrent. Ils trempent leurs doigts dans les sauces. Ils goûtent à tout ce qui leur tombe sous la main. Ils boivent leur vin ou leur champagne au goulot.

Ils mangent des tripes ou du foie gras torse nu. Ils roulent toute la nuit pour une tête de morue. Ils sautent dans un avion pour un repas d'un soir à Hong-Kong ou alors pour aller voir un cochon catalan gras comme un voleur se faire saigner à blanc et charcuter les testicules.

Martin Picard le chef du Pied de cochon et Normand Laprise du Toqué! sont peut-être durs à cuire, comme le dit le titre du documentaire qui les accompagne dans leurs péripéties, mais ils sont aussi durs à suivre.

Si ces deux-là faisaient du rock, ils joueraient de la guitare ou de la scie électrique avec Pag ou Éric Lapointe. S'ils étaient écrivains, ils seraient sur la route avec Kerouac et s'ils faisaient du cinéma, ils feraient du Jean-Claude Lauzon, le jour et la nuit. En lieu et place, Martin Picard et Normand Laprise font de la cuisine, pour ne pas dire de la gastronomie. Mais de si belle façon que Guillaume Sylvestre leur a consacré un documentaire qui fait l'apologie aussi bien de leurs styles diamétralement opposés que de leur amitié.

En principe, Durs à cuire était inscrit dans la programmation du Festival du nouveau cinéma comme tous les autres films. Mais l'influence et la fascination qu'exercent les deux chefs aussi bien dans le monde de la gastronomie que dans la sphère médiatique et culturelle sont telles que c'est leur film qui fait l'ouverture du festival ce soir.

Ainsi en a décidé le patron Claude Chamberlan qui, de toute évidence, se reconnaît bien dans le ragoût hédoniste éthylique et rock'n'roll qui mijote dans les cuisines des durs à cuire.

Qu'ai-je retenu de ce documentaire captivant et jouissif que je recommande chaudement à tous ceux qui sentent poindre les premiers symptômes de la dépression automnale? J'ai retenu que, malgré des horaires de fou et une obligation de qualité et de rendement épuisants, les deux chefs montréalais ont une maudite belle vie.

Oui je sais, ils travaillent fort et parfois comme des chiens dans l'urgence, la pression et la chaleur extrême avec l'obligation, soir après soir, non seulement de nourrir leur clientèle, mais aussi de l'étonner et de l'éblouir. Reste qu'entre le premier coup de feu et le dernier coup de torchon, leur vie est faite d'odeurs, de saveurs, de goûts étranges et exquis, d'émotions fortes, de plaisirs partagés, de voyages, de quêtes et de découvertes de produits. À la base, ces deux-là sont des trippeux. Leur vie est parfois infernale mais elle n'est jamais ennuyeuse ni banale.

C'est un tourbillon constant, un éternel recommencement où chaque plat préparé et servi est une performance en soi, une chorégraphie des sens qui se répète à l'infini. J'ai découvert aussi dans ce film qu'un chef n'est rien s'il n'a pas à ses côtés un sous-chef sur la même longueur d'onde que lui, qui lui est entièrement dévoué, qui ne s'attribue jamais de mérite même pour les idées de génie dont il est l'auteur et qui lui sert à la fois d'inspiration et de tampon face à l'affolant vertige d'un restaurant vide qui se remplit.

Assez paradoxalement, comme le montre bien le film, Laprise et Picard ont tous les deux choisi des sous-chefs qui sont leurs parfaits contraires. Autant Martin Picard est flamboyant, autant son sous-chef Hughes Dufour est effacé et d'une discrétion qui confine parfois à l'abnégation. De la même manière, Charles-Antoine Crête, le sous-chef de Laprise, est un mini-Picard en puissance: speedé, cru, parlant sans censure, buvant plus que nécessaire. On dirait que Charles-Antoine compense par ses excès la retenue polie de son chef. Par contre, dès qu'il s'agit de revenir sur terre et de livrer la marchandise, le beau délinquant du Toqué! se mue en un monument de vitesse, de créativité et de stupéfiante précision.

La dernière chose que j'ai retenue de ce délicieux documentaire est sans doute la plus importante. C'est que Martin et Normand ne font pas que de la cuisine. Ils font de la culture, au sens où l'entendait le cinéaste Pierre Perrault lorsqu'il affirmait que la culture d'un peuple commence par son pain. Autrement dit, la culture, c'est autant ce qui nourrit l'âme que ce qui remplit le ventre.

À cet égard, les deux toqués qui refusent de poser une toque sur leur tête de cochon, ont eu un apport indéniable sur la culture québécoise. D'abord, ils ont mis fin au monopole que les chefs français exerçaient sur notre gastronomie. Puis, ils ont réinventé la gastronomie d'ici en lui donnant une identité, une originalité, une image de marque et un rayonnement qui n'existaient pas avant. Mais surtout, leur créativité a déclenché une véritable révolution au plan des produits.

Le pionnier fut sans contredit Normand Laprise, un des premiers à miser sur la qualité, la fraîcheur et la proximité du produit. Martin Picard, qui fut son sous-chef avant de voler de ses propres ailes, rappelle à quel point l'apport de son mentor fut déterminant tant au plan de l'agro-alimentaire que de la culture tout court. Je suis tout à fait d'accord avec lui.

En fin de compte, ces deux-là ne sont pas si durs que ça à suivre. Durs à battre, ça par contre, oui.