Plusieurs se réclament aujourd'hui de lui: les Franz Ferdinand, Bloc Party, Placebo, The Killers, The Arcade Fire, The Dears... Mais qui était Ian Curtis, le leader torturé de Joy Division, disparu à 23 ans au bout d'une corde raide? Pourquoi, 27 ans après sa mort, sa légende est-elle plus grande que jamais?

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Le célèbre photographe rock Anton Corbijn, qui a immortalisé le chanteur quelques mois avant son suicide, s'attaque au mythe Curtis dans son premier long métrage, qui prend l'affiche demain. Une biographie filmée en forme d'hommage, sombre et monochrome, qui évite l'écueil de la complaisance.

Control, inspiré du récit de sa veuve Deborah (Touching from A Distance, paru en 1995), s'intéresse aux dernières années d'Ian Curtis. De son passage indolent d'étudiant dissipé à chanteur énigmatique du groupe culte du mouvement post-punk (Bauhaus, The Cure, The Smiths, Echo & The Bunnymen, etc.). De ses frasques de jeune homme malingre de Macclesfield, en banlieue de Manchester, à son suicide le 18 mai 1980, à la veille de la tournée qui devait consacrer Joy Division aux États-Unis.

Filmé avec un grand souci de réalisme et une inclination pour le spleen, l'ennui et les petites misères de l'époque, Control prend le pari presque audacieux du «biopic» classique. Il s'agit d'un récit chronologique, ancré dans les faits, qui aspire à une forme d'authenticité. Anton Corbijn a concentré son film autour des relations houleuses entre Ian Curtis et sa femme (ils se sont mariés à 19 ans et ont eu une fille quatre ans plus tard), et sur le «triangle amoureux bizarre» formé avec la journaliste belge Annick Honoré.

Ian Curtis, dont les plus belles chansons ont été inspirées par la détresse amoureuse (Isolation, Love Will Tear Us Apart) est campé avec brio par Sam Riley, un jeune acteur méconnu. Il rend par son jeu nonchalant, subtilement retenu, la détresse du grand romantique au sombre destin que fut Curtis. Sans faire dans la mimique, Riley devient Ian Curtis jusque dans sa voix de baryton et ses postures théâtrales, presque maladroites.

La plus grande réussite d'Anton Corbijn se trouve dans l'illustration de l'art d'Ian Curtis au quotidien, de son existence banale (il travaillait comme fonctionnaire) fondue dans sa poésie, puis magnifiée par la musique sourde et hypnotique de Joy Division. C'est lorsqu'il commence à souffrir de la dichotomie entre son train-train quotidien de jeune père de famille et l'appel de la vie de rock star que Curtis déraille.

Corbijn, porté naturellement sur l'esthétique de l'image, ne verse jamais dans l'esbroufe ni la fable caricaturale, le lot habituel du martyrologe rock. On est loin de la classique musicographie hollywoodienne «du-triomphe-à-l'enfer-de-la-drogue» de type Ray (sur Ray Charles).

Moins élégiaque que Last Days, de Gus Van Sant, sur les deniers jours de Kurt Cobain, Control est aussi une étude sur le destin tragique d'un artiste étouffé par sa propre consécration. Ian Curtis chante She's Lost Control (sur une épileptique), sans savoir qu'il est aussi sur le point de perdre le contrôle (il découvre qu'il est atteint d'épilepsie à l'âge de 22 ans). Le contrôle sur sa santé, sur sa destinée et, ultimement, sur sa vie.

J'ai beaucoup pensé à Kurt Cobain en voyant le film de Cobijn. Surtout que sa veuve, Courtney Love, annonçait cette semaine qu'elle prépare aussi un film sur la vie de son regretté mari. Comme Cobain, c'est la maladie, la pression du milieu et de la famille, les diktats de la célébrité, la peur de décevoir, le mal de vivre, qui semblent avoir eu raison de Curtis. Il refusait d'être autre chose que lui-même, cependant qu'il redoutait ce qu'il était en train de devenir. C'est la raison pour laquelle il a tenu à avoir le dernier mot.

Ian Curtis a transcendé son époque. On en a la preuve aujourd'hui. L'écho de Joy Division résonne dans le rock indépendant des années 2000. Canonisé depuis son décès, Curtis reste une référence incontournable. Fallait-il qu'il meure si jeune, comme nombre d'autres artistes dans la fleur de l'âge, pour assurer sa postérité? En 1980, Joy Division en était encore à ses balbutiements. Penser à l'oeuvre dont ses fans ont été privés, c'est se rendre compte du beau gâchis que fut la mort du poète.

En écoutant les paroles émouvantes d'Atmosphere au générique («Don't walk away»), j'ai pensé à toutes ces âmes esseulées, sacrifiées depuis Curtis sur l'autel du rock: Jeff Buckley, Kurt Cobain, Dédé Fortin. Et à la fascination qu'ils nous inspirent depuis qu'ils sont partis, trop vite. Vraiment, un beau gâchis.