Je ne suis pas le plus grand fan de Bob Dylan. Je n'ai qu'un ou deux de ses disques. Mais le personnage m'intrigue, son oeuvre m'interpelle, son ironie me réjouit. La manière dont il se joue des médias, depuis plus de 40 ans, me rassure sur l'état de l'homme en général. Comme sa capacité à s'indigner. Peut-on changer le monde avec une chanson? Hurricane alors?

Ce que je sais de Dylan me vient surtout de mon père, mobilisé il y a longtemps par ses «protest songs». Il en est resté quelque chose, sans doute, dans mon éducation. Je n'ai vu le vieux Bob qu'une seule fois en chair et en os, il y a quelques années, au Centre Bell (ou Molson?). Je n'ai pas compris un traître mot sorti de sa bouche (ou de son nez?).

Je ne suis pas non plus le plus grand fan de Todd Haynes. J'ai été séduit par Far From Heaven, beaucoup moins par Velvet Goldmine. Mais je salue l'audace, la démarche empreinte de liberté de ce cinéaste de talent. Haynes a un oeil hors du commun pour la mise en scène. Et un sens de la direction artistique qui rappelle celui d'Almodovar.

I'm Not There, le film de Todd Haynes sur Bob Dylan (qui prenait l'affiche hier), m'a ébloui. Brillant et halluciné comme un poème d'Allen Ginsberg, ce long métrage allégorique, métaphorique, élégiaque, très librement inspirée de l'oeuvre et de l'être de Bob Dylan, est un tour de force cinématographique. Un casse-tête impressionniste - certains diront décousu, sans queue ni tête -, à mille lieues du «biopic» traditionnel.

On exprimera quelques réserves sur la multiplicité des personnages (on compte sept alter ego de Dylan) et sur cette séquence du Far-West avec Richard Gere en Billy the Kid, en rupture de ton avec la facture plus soignée de l'ensemble. Mais on doit reconnaître du génie à cette oeuvre inspirée et inspirante, qui se moque des conventions et transcende un genre.

Todd Haynes s'est approprié son sujet, a déconstruit le mythe Dylan, et a laissé libre cours à ses fantasmes cinématographiques pour nous offrir un film éclaté, presque cubiste, d'une logique pourtant implacable. I'm Not There se tient de formidable manière, jamais confus même s'il est parfois volontairement confondant (archi rationnels s'abstenir).

Je retiens de ce regard admiratif, sans complaisance - le personnage de Heath Ledger présente Dylan sous ses nombreux travers - de Todd Haynes, quantité d'images très fortes. Cette séquence en plongée où Charlotte Gainsbourg (superbe en épouse brillante mais désillusionnée), s'acquitte machinalement de ses tâches ménagères. Et tous ces moments historiques distorsionnés, qui tiennent de la légende (plus ou moins vérifiée). Dylan à Newport en 1965 (incarné par une sublime Cate Blanchett, plus Dylan que Dylan lui-même), «mitraillant» littéralement Maggie's Farm devant une foule éberluée, pendant qu'un faux Pete Seeger tente de sectionner les câbles électriques avec une hache. Haynes n'aurait pu illustrer de manière plus éloquente la réception glaciale faite au passage par le chanteur du folk au rock.

Todd Haynes dissèque son sujet jusque dans ses plus infimes replis, musique à l'appui. Pour en capter l'essence. Même le choix des personnages secondaires - Julianne Moore en pseudo-Joan Baez nostalgique, Kim Gordon (de Sonic Youth) en chanteuse fleur bleue - semble avoir été longuement réfléchi. Au final, sans jamais qu'il soit nommé, Bob Dylan transpire de cette oeuvre foisonnante, en être éloquent et baveux, énigmatique et provocateur, timide et plus grand que nature, aussi vrai qu'il l'est lui-même. Et même plus encore.

Le mal nécessaire

La critique, pour l'artiste, est un mal nécessaire. Monique Mercure le rappelait avec à-propos, la semaine dernière, à Il va y avoir du sport. L'émission de débats animée par Marie-France Bazzo à Télé-Québec s'intéressait à une question cyclique: au Québec, la critique culturelle est-elle complaisante? Le magazine Ici et là, animé par Pierre Thibeault à Vox, s'interrogeait essentiellement sur le même phénomène cette semaine. Sempiternelle question, dans l'air du temps (celui de L'âge des ténèbres?).

Quitte à vexer mes confrères et consoeurs, je réponds sans hésiter «oui». Il y a encore trop de complaisance dans les médias vis-à-vis des artistes québécois. C'est un réflexe, qui participe de notre nature consensuelle, de la petite taille de notre milieu culturel et de notre volonté de favoriser la diffusion des oeuvres auprès du public.

Je l'ai souvent dit: même inconsciemment, les critiques (j'en suis) accordent parfois une prime «Qualité Québec» aux artistes d'ici. Il y a là une part de complaisance, certainement, mais aussi d'indulgence. Parce que les critiques aiment sincèrement l'art et les artistes. Or, c'est un piège. La complaisance dessert les artistes et favorise la médiocrité.

Je ne dis pas, comme Robert «Après moi le déluge» Lévesque, ronchon cultivé mais nostalgique, qu'il n'y a pas eu au Québec de critique digne de ce nom depuis Robert Lévesque. La plupart des critiques que je connais maîtrisent non seulement leur art, mais l'art d'en faire la critique. Il y en a cependant trop qui, pour toutes sortes de raisons - la précarité d'emploi, l'influence subtile de sources extérieures, le copinage, le manque de culture, la peur de la confrontation - perdent leur esprit critique devant l'oeuvre d'un artiste québécois (surtout s'il a une réputation internationale). Cela mine la réputation de la profession. Il faut s'en désoler.

Il faut aussi regretter que trop d'artistes, de nature particulièrement chatouilleuse, ne saisissent ni la fonction, ni l'importance de la critique (pour eux et pour la population en général). Lorsqu'on aura cessé de reprocher tout et n'importe quoi à la critique afin de détourner l'attention des limites d'une oeuvre, on contribuera à combattre la complaisance, qui est tout sauf un mal nécessaire. Et on s'en portera tous mieux.