Prêchant la «chasteté» et pratiquant l'exhibitionnisme, le libre filmeur danois Lars von Trier s'est rappelé à notre bon souvenir avec la sortie DVD du Direktor (Le directeur), dans lequel il s'amuse toujours à transgresser ostensiblement les règles du septième art, même après avoir renoncé à son iconoclaste «voeu de chasteté» et aux 10 commandements du «Dogme», qui lui interdisaient notamment de signer ses films. C'était là une bien trop cruelle ascèse pour un m'as-tu-vu!

C'est le 20 mars 2005, soit 10 ans jour pour jour après la proclamation du «Dogme», que Lars von Trier (L'amour est un pouvoir sacré) et son coreligionnaire Thomas Vinterberg (Festen) reniaient leur serment. Quel était-il? Ne tourner qu'avec une caméra à la main. N'ajouter aucun éclairage, aucun élément de décor, aucune musique, aucun effet visuel. Respecter l'unité de lieu et de temps. Et, bien sûr, rester anonyme. Cette profession de foi se terminait par ces mots : «Et ainsi, je prononce mon voeu de chasteté.» La chasteté serait-elle un pouvoir sacré?

Ce purisme affiché cachait un goût prononcé de la provocation. C'était une négation du cinéma-à-papa, du «septième art». «Je jure de réfréner mon goût personnel. Je ne suis plus un artiste», concluait le texte d'adhésion. Il s'agissait de faire réaliste «au prix de toute considération esthétique». Mais nous verrons que cet anti-esthétisme, qui était en soi un parti pris esthétique à outrance, allait devenir trop voyant et s'interposer entre la «réalité» du film et celle du spectateur...

Premier long métrage de von Trier tourné selon la stricte observance du Dogme, Les idiots montrait une bande de jeunes s'amusant à provoquer les bourgeois et à vivre ouvertement un hippisme amoral et barbare. C'était la révolte adolescente. On regrettait déjà le type absolument brillant qui avait signé l'une des séries télévisées les plus singulières et les plus captivantes jamais réalisées. Le royaume décrivait la société danoise en la réduisant à l'échelle d'un grand hôpital où l'incompétence, le laxisme et le satanisme faisaient bon ménage. Avec cette intervention du surnaturel, Le royaume ne se conformait certes pas au Dogme, et c'était tant mieux. On reconnaissait tout de même le cinéaste provocateur à travers le personnage d'un médecin suédois qui ne cessait de clamer : «Danois de mes fesses!»

Cet élément étranger et provocateur, von Trier l'a également introduit dans Le directeur, une comédie qui se déroule dans une firme d'informatique danoise. En visite d'affaires, un pdg islandais vocifère : «Danois de merde! Il n'y a rien à faire avec eux! Ils sont sentimentaux à vomir!» Un autre acteur déclamera : «Ce n'est pas étonnant si les Danois sont dans une impasse intellectuelle depuis 200 ans!»

Mais beaucoup plus que le sujet, c'est la forme qui trahit son provocateur. Ce retour au Dogme est un pied de nez de carabin attardé. Dès le début, von Trier commet une gaffe voulue qui le met en évidence : «Vous me voyez me réfléchir dans la vitre!» feint-il de se désoler, avant d'ajouter gaiement : «Pourquoi ne pas se moquer de la haute culture?» Sous-entendu : du septième art? Plus tard, il commente : «Qu'est-ce que c'est que cette interruption et ce zoom maladroit?» Lars aime bien se regarder filmer.

Dans Le directeur, la maladresse est érigée en système, même si cela nuit au déroulement du film. L'éclairage tombé des fenêtres donne une teinte bleutée à toutes les scènes, parce que le caméraman n'a pas employé de filtre. La caméra s'arrête constamment, sans changer d'angle, ce qui semble animer les acteurs de soubresauts qui nous distraient des dialogues. Le cadrage est volontairement inadéquat : un visage est coupé au niveau des yeux, ou encore un personnage se lève de table et parle avec la tête qui dépasse de l'écran. On a l'impression de voir le film à travers une vitre brisée!

Comme à la fin de chaque épisode du Royaume, où Lars von Trier déclarait avec un malin sourire qu'il faut «guérir le bien par le mal», on verrait très bien le réalisateur poseur terminer son dernier film par cette boutade : «Il faut guérir le beau par le laid!»

Le jeu se poursuit dans l'extra du DVD, où von Trier se plie à un reportage faussement improvisé d'Eva Ziemsen, qui fait mine de pénétrer sans crier gare dans «l'usine» du cinéaste danois. L'image qui tangue comme celle d'une caméra cachée fait aussi partie du jeu de dupes. Ziemsen aurait voulu montrer que la pseudo-désinvolture de von Trier n'est que pure affectation qu'elle ne s'y serait pas pris autrement!