Interpréter une oeuvre à la lumière de ses propres convictions est une chose (naturelle). Lui prêter des intentions en est une autre (plus périlleuse). Il s'est dit bien des choses, ici et ailleurs depuis quelques semaines, sur le sujet du traitement de l'avortement au cinéma.

L'avortement est légal aux États-Unis depuis 35 ans. Il l'est depuis 20 ans au Canada. Ce qui n'empêche pas aujourd'hui groupes «pro-vie» et «pro-choix» de se livrer une bataille de tous les instants sur le bien-fondé de l'interruption volontaire de grossesse. La légalisation de l'avortement, en ces temps de néoconservatisme, est tout sauf un sujet clos.

Aussi, à la fin 2007, lorsque les films Juno et 4 mois, 3 semaines et 2 jours, traitant très différemment et à divers degrés de l'avortement, ont pris l'affiche, le débat sur la manière dont ce sujet controversé est abordé au cinéma a été relancé.

La semaine dernière, la professeure Margaret Somerville, directrice du Centre de médecine, d'éthique et de droit de l'Université McGill, interprétait à sa manière dans nos pages une scène de la comédie Juno. L'héroïne, une adolescente enceinte en route vers une clinique d'avortement, est apostrophée par une camarade de classe «pro-vie» qui lui fait remarquer que son foetus a des ongles. «Cette intervention personnifie le foetus, écrit Margaret Somerville. Nous pouvons nous identifier à lui, il est comme nous. L'adolescente enceinte a changé d'idée et mené à terme sa grossesse.»

L'analyse de Mme Somerville m'a fait sursauter. D'abord parce que la remarque sur le fait qu'un foetus a des ongles m'a semblé davantage un ressort comique (efficace) imaginé par la scénariste Diablo Cody pour caricaturer les militants «pro-vie» que le prétexte à une quelconque prise de conscience. Ensuite parce que Juno n'est pas essentiellement un film sur l'avortement, et certainement pas «un réquisitoire tacite contre l'avortement», comme l'écrivait mardi ma collègue Lysiane Gagnon.

Ce genre d'interprétation, à mon avis, tient du détournement de sens. Juno, j'oserais dire, est tout le contraire d'un film «pro-vie». Il s'agit plutôt, si l'on insiste pour le voir à travers ce prisme réducteur, d'un film «pro-choix», au sens le plus large du terme. Une charmante comédie, intelligente et irrévérencieuse, qui pose un regard tout sauf infantilisant sur les adolescents, en célébrant la liberté de choix (entre autres celui de se faire, ou pas, avorter).

Ce dont Juno ne fait pas la promotion, c'est l'obligation de mettre au monde un enfant qui n'est pas désiré. Pas plus qu'il ne cautionne l'obligation d'une femme de se faire avorter si elle n'a pas un âge donné ou qu'elle n'est pas mariée. Le propos de Juno transcende de toute manière ce débat stérile.

Ce n'est pas, je le répète, un film d'obligation. C'est un film de choix, qui s'intéresse en particulier à ceux, déchirants, de l'adolescence. Un petit bijou de comédie, qui vient d'être nommé finaliste dans quatre catégories de pointe à la prochaine soirée des Oscars (notamment celle du meilleur film).

Le jeune cinéaste de Juno, Jason Reitman, 30 ans, à qui j'ai parlé la semaine dernière, refuse d'ailleurs que son deuxième long métrage soit dénaturé et transformé en outil de propagande, peu importe le camp. Je le comprends. On a beau ne plus être le maître du destin d'une oeuvre que l'on a proposée au public (le succès de Juno ne se dément pas: il vient de franchir le cap des 100 millions au box-office), son instrumentalisation à des fins partisanes est rarement réjouissante.

L'interprète de Juno, l'excellente actrice canadienne Ellen Page, 20 ans, faisait écho hier, dans les pages du Toronto Star, aux inquiétudes de Jason Reitman: «Ce qui me frustre le plus, c'est lorsque les gens disent que c'est un film pro-vie, ce qui est absurde». En effet. Aussi absurde que cette même étiquette accolée plus tôt en 2007 à Knocked Up, une comédie régressive de Judd Apatow traitant du même thème (la grossesse non désirée mais menée à terme).

S'il y a un film récent qui se veut une dénonciation en règle de la criminalisation de l'avortement, c'est 4 mois, 3 semaines et 2 jours de Cristian Mungiu. Le film le plus brillant de 2007 à mon avis, palmé d'or au Festival de Cannes, pose un regard éloquent et brutal sur la vie en Roumanie sous le régime Ceausescu.

Contrairement à Juno ou à Knocked Up, c'est un film qui traite directement de l'avortement, et en particulier des dangers inouïs que représente sa pratique clandestine dans un pays où sa légitimité et sa légalité ne sont pas reconnues. Or, parce qu'il montre un foetus de 19 semaines en gros plan, il s'en est trouvé pour dire que 4 mois, 3 semaines et 2 jours DÉNONÇAIT l'avortement. Comment dit-on absurde en roumain?