On sait qu'on est devant un bon cru d'Oscars lorsque son coeur balance. No Country for Old Men ou There Will Be Blood? P.T. Anderson ou les frères Coen? George Clooney ou Daniel Day-Lewis? Cate Blanchett ou Tilda Swinton? Mon coeur balance. C'est bon signe.

La soirée des Oscars de demain, on l'a dit et redit, fera la belle part aux films noirs. Obscurs objets se laissant désirer. Drames aux lendemains peu chantants. À l'image de ce qui préoccupent en ce moment les États-Unis. Il se trouve d'ailleurs des collègues américains pour regretter que l'Académie n'ait pas davantage sélectionné de oeuvres plus optimistes, accessibles et commerciales. Du lot de films en lice pour l'Oscar du meilleur film, un seul, Juno, a connu un réel succès populaire (plus de 100 millions au box-office).

Évidemment, s'il fallait distribuer des statuettes d'après le seul critère de la popularité, les Oscars en perdraient en pertinence et en crédibilité. Le cinéphile se souviendra de There Will Be Blood dans 20 ans, pour l'ensemble de ses qualités artistiques. Il se souviendra peut-être aussi de Norbit, qui a fait trois fois mieux aux guichets, mais pas pour les mêmes raisons (si tant est qu'il ait envie de se souvenir du postérieur surdimensionné d'Eddie Murphy dans une glissade d'eau).

Sans doute qu'une soirée des Oscars dont les favoris sont aussi ceux du public - les Titanic de triste mémoire et autres baudruches du même acabit - attire un auditoire plus large et plus fébrile devant les téléviseurs. Certains collègues américains (les mêmes), friands de statistiques, confirmeront que les cotes d'écoute sont à l'avenant lorsqu'une superproduction menace de tout remporter. Ce ne sera pas le cas demain soir. Juno est loin d'être favori. Et pour toute populaire que soit cette charmante comédie, elle n'a rien d'un superproduction.

Se soucier des cotes d'écoute des Oscars davantage que de la qualité des films qui y concourent est évidemment ridicule. C'est aussi accorder une importance démesurée à une soirée de gala dont on ne retient d'ordinaire que quelques coups d'éclat. Adrien Brody embrasse Halle Berry qui, l'année précédente, nous a saoulés avec les remerciements à son avocat. Denys Arcand, tardant à aller cueillir son Oscar pour Les invasions barbares, est éclipsé par son épouse productrice, trop bavarde. Céline Dion chante une chanson insipide, un gros diamant autour du cou.

Le grand paradoxe de la soirée des Oscars tient au fait que cet événement vu comme incontournable reste à bien des égards déphasé. Les vraies vedettes du spectacle, les films, ont déjà été vus. Reste à les enrober de boucles dorées, de chansons chorégraphiées et de petits bonshommes chauves. Le procès a eu lieu; on attend le verdict. Le match de boxe est terminé. Vivement les cartes de pointage des juges.

Établir un palmarès. Voilà le plus grand intérêt des Oscars. Pour se souvenir. Des films qui ont marqué, ou pas, une époque. Et de ceux qui auraient mérité meilleur sort. Pour donner la mesure d'une année cinématographique et permettre, peut-être, d'en dégager une perspective historique. Le reste, les blagues scriptées des présentateurs, les numéros de cirque sans animaux, les robes échancrées des starlettes, les chanteuses à voix qui s'échinent sur des montagnes de trémolos, tout ça n'est que de l'esbroufe. De l'emballage soigné. Paillettes destinées à divertir un public qui n'a, souvent, pas vu les films.

La soirée des Oscars demeure une formidable vitrine. Un appel aux salles sombres. Un survol du meilleur de ce que le cinéma - essentiellement américain - a à offrir. L'occasion de célébrer un art passionnant. Et de s'amuser au jeu des choix et des prédictions. S'en priver serait bouder son plaisir.

Alors, No Country for Old Men ou There Will Be Blood? P.T. Anderson ou les frères Coen? George Clooney ou Daniel Day-Lewis? Cate Blanchett ou Tilda Swinton? Je le répète, mon coeur balance.

There Will Be Blood, métaphore aride et violente sur l'Amérique, tour de force du brillantissime Paul Thomas Anderson (Magnolia, Boogie Nights) - qui nous propose ici une nouvelle facette de son talent -, est un grand film, contemplatif, lancinant, inspiré par la présence quasi mystique de Daniel Day-Lewis.

L'acteur anglais en fait-il trop dans le rôle de ce prospecteur pétrolier sans scrupule? Peut-être. N'empêche que There Will Be Blood transpire de sa présence, porte la marque de son visage émacié et de son regard noir de charbon. Autant de qualités qui font de Day-Lewis le grand favori pour l'Oscar du meilleur acteur, qui lui avait injustement échappé pour Gangs of New York de Martin Scorsese. Dommage pour George Clooney, que j'ai trouvé au meilleur de sa forme dans Michael Clayton, très efficace suspense juridico-policier de Tony Gilroy.

Il reste qu'il n'y a pas eu cette année, à mon sens, de film américain plus inspiré et abouti que No Country for Old Men. Le meilleur film des frères Coen depuis Fargo, avec lequel il partage le même humour noir, est le favori de la course à l'Oscar du meilleur film. Et pour cause. La mise en scène intelligente, les dialogues truculents et le regard décapant que posent Joel et Ethan Coen sur l'Amérique devraient aussi leur valoir l'Oscar de la meilleure réalisation et du meilleur scénario adapté. Sans compter l'Oscar du meilleur acteur dans un rôle de soutien, que je remettrais sans hésitation à Javier Bardem, pour son rôle déjanté d'assassin psychopathe.

L'Oscar de la meilleure actrice? À Julie Christie pour son interprétation subtile et émouvante d'une malade de l'Alzheimer. L'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle est l'un des plus difficiles à prévoir. Je choisirais Cate Blanchett (alias Bob Dylan), même si Tilda Swinton a trouvé un rôle à la mesure de son talent dans Michael Clayton (et que l'Oscar risque plutôt d'être remis à Ruby Dee). Je souhaite enfin l'Oscar du meilleur scénario original à Diablo Cody pour Juno, une comédie aussi brillante qu'irrésistible.