C'était au lendemain de la soirée d'ouverture du Festival de Toronto, il n'y a même pas deux mois. Les professionnels et journalistes québécois laissaient tous tomber le même impitoyable verdict: Passchendaele est une «Minute du patrimoine» d'une durée de deux heures.

Ils relevaient l'aspect outrageusement sentimental de l'ensemble, évoquaient les violons qui dégoulinent, et ne pouvaient se remémorer sans rire la scène la plus ridicule du film: le protagoniste qui, tel un Christ portant sa croix, ramène sur son dos un camarade mort en pleine zone de combat.

Cette scène devrait bouleverser le spectateur, dans la mesure où le geste, évidemment très noble, serait si puissant sur le plan symbolique que même les troupes ennemies ne pourraient faire autrement que de s'incliner respectueusement. Et d'arrêter sur-le-champ les hostilités pour laisser passer les deux soldats. Le traitement relève d'une telle grandiloquence qu'on se demande si la scène ne serait pas plutôt constituée d'une chute inutilisée de Tropic Thunder. Toutes les conversations se terminaient pratiquement par la même analyse: il n'y a aucun marché pour le film de Paul Gross au Québec.

Au même moment, la plupart de nos collègues canadiens anglais faisaient une tout autre lecture de Passchendaele. Ils en encensaient le caractère spectaculaire, et louangeaient la maîtrise de l'auteur cinéaste dans l'élaboration des scènes de guerre. Certains affirmaient même que ces séquences n'avaient rien à envier à celles de Saving Private Ryan. Surtout, ils célébraient le fait que cette production entièrement canadienne, dont le budget s'élève à une vingtaine de millions de dollars, fasse écho à un pan de l'histoire «qui n'appartient qu'à nous». Vous pouvez d'ailleurs déjà parier un petit deux sur les chances de Passchendaele dans la prochaine course aux Genie Awards.

On peut comprendre. Il est très rare que des productions cinématographiques issues du Canada anglais aient l'ambition d'évoquer, à travers une oeuvre à vocation résolument populaire, des faits historiques, tirés ici de la participation de l'armée canadienne à la Première Guerre mondiale. Dans ce cas de figure, il est presque inévitable que des élans de solidarité nationale prennent naturellement le pas sur le cinéma. Notre côté de la solitude n'est pas tout à fait imperméable à ce phénomène. Combien de fois la critique québécoise s'est-elle fait accuser de complaisance envers les productions d'ici?

Malgré le caractère éminemment sincère de l'entreprise (l'auteur cinéaste a porté ce projet pendant très longtemps en s'inspirant de l'histoire de son grand-père), Passchendaele n'est pas un bon film. Reconnaissons toutefois que Paul Gross a visiblement su toucher une corde sensible auprès de nos amis anglos. Dans un article publié plus tôt cette semaine, ma collègue Anabelle Nicoud nous apprenait que le drame de guerre canadien avait déjà recueilli un peu plus de 2 millions de dollars de recettes aux guichets en 10 jours à peine sur son territoire national. «Très peu de précédents existent pour un succès de cette nature-là au Canada anglais», faisait remarquer Patrick Roy, le président d'Alliance Vivafilm, distributeur du film.

Est-ce à dire que les Canadiens s'apprêteraient à déloger enfin Porky's du panthéon des films les plus populaires produits dans le ROC? Là même où trône l'infâme comédie de Bob Clark depuis maintenant 26 ans? * Ils n'en sont pas encore là. Cela dit, je les soupçonne d'entretenir ce fantasme. Une simple question de standard...

Passchendaele ne fait aucune vague au Québec, la glorification de la culture militaire n'ayant jamais été très prisée chez nous. Il est d'ailleurs assez ironique que les spectateurs québécois aient de loin préféré aller voir Le déserteur, un film dont l'intrigue est campée au temps de la conscription. Et dans lequel on suit le parcours d'un jeune fils de cultivateur de Saint-Lambert-de-Lévis, abattu en 1944 par des policiers de la «RCMP» pour avoir déserté l'armée canadienne.

Décidément, la notion des deux solitudes n'est pas près de disparaître.

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* Rappelons qu'il y a deux ans, Bon Cop Bad Cop a ravi à Porky's le titre du film canadien le plus populaire de tous les temps.