C'est l'histoire d'un multimillionnaire qui se paie le luxe d'une voiture sport archi performante. Un bolide surpuissant dont il a lui-même dessiné les courbes, conçu le moteur, choisi jusqu'au lustré des tuyaux d'échappement.

Depuis 10 ans, sa Ferrari en exemplaire unique, payée 38 millions de dollars et pouvant atteindre 380 km/h au compteur, roule sur des rues mal déneigées, trouées de nids-de-poule, dans des zones limitées à 50 km/h.

Le multimillionnaire ronge son frein. Il a hâte de tester les limites de son engin. On peut le comprendre. D'autant plus qu'il a mis son auto à la disposition de tous.

Lorsqu'il a inauguré en 1999 le complexe Ex-Centris, un centre culturel multidisciplinaire à la fine pointe de la technologie, Daniel Langlois ne s'imaginait pas que ses salles serviraient presque exclusivement, 10 ans plus tard, à projeter du cinéma de manière plus ou moins conventionnelle.

Il rêvait que ce lieu de diffusion magnifique, qu'il avait en grande partie dessiné lui-même, accueille, avec ses plateformes hydrauliques, ses sièges escamotables et ses installations dernier cri, multitude de projets multimédias d'avant-garde.

Il rêvait aussi que ses salles profitent de la révolution annoncée dans le monde de la distribution du cinéma. Une distribution numérique sans intermédiaires, permettant facilement aux cinéastes de rejoindre leurs publics partout dans le monde, sans passer par les canaux traditionnels, en faisant fi des lourdes structures établies.

Le changement de vocation des salles du complexe Ex-Centris, qui doivent abandonner le cinéma le 20 mars, est attribuable au fait que la «Ferrari» n'a pas encore été utilisée à son plein potentiel. Et au fait que pour Daniel Langlois, qui a des idées plein la tête, l'industrie du cinéma n'évolue pas assez vite.

Quand cet entrepreneur visionnaire a annoncé il y a cinq ans la création d'un réseau mondial de distribution numérique de films par satellite (DigiScreen) et d'un marché du cinéma numérique (Digimart), il souhaitait qu'Ex-Centris, et Montréal, soient au coeur de la révolution. Digimart n'existe plus depuis 2007 et la révolution de la distribution numérique, pourtant inévitable, se fait toujours attendre.

Attendre la révolution n'est pas le genre de Daniel Langlois. Le malheur de ce surdoué, c'est qu'il va plus vite que les autres. Le fondateur de Softimage, à l'origine des effets spéciaux de films comme Jurassic Park ou Titanic, avait peut-être l'impression de faire du surplace avec ses salles de cinéma. Il y a plus d'un an qu'il jongle avec l'idée de changer leur vocation.

Pendant 10 ans, le mécène a offert au cinéma d'auteur la Mecque des lieux de diffusion cinématographiques à Montréal, épongeant déficit après déficit, sauvant le Festival du nouveau cinéma du naufrage, créant un climat propice à l'essor d'autres salles de cinémas indépendantes (le Beaubien, le Cinéma du Parc). Aujourd'hui, il a envie de voguer vers de nouveaux horizons, plus incertains et à son sens, plus stimulants.

Peut-on lui en vouloir? Certainement. Le milieu culturel montréalais finira peut-être par s'en féliciter, mais pour le milieu du cinéma et pour les cinéphiles, ce changement de cap n'est rien de moins qu'une catastrophe.

Ex-Centris est le joujou de Daniel Langlois. Joujou qu'il a partagé pendant une décennie avec les cinéphiles montréalais. Ce cinéma d'exception, qui offre des conditions de projection hors normes, les cinéphiles ont fini par croire, non sans raison, qu'il était aussi le leur. Il n'est pas étonnant qu'ils se mobilisent aujourd'hui, sur Facebook et ailleurs, pour réclamer sa survie.

Ex-Centris n'est pas un cinéma de quartier. Ce n'est pas le Cinéma du Parc ou le Beaubien, qui font par ailleurs un travail admirable de diffusion du cinéma d'auteur. Ex-Centris n'est pas seulement le Toqué des cinémas, pas seulement un cinéma de qualité supérieure. Il est seul dans sa catégorie, difficilement remplaçable. C'est la raison pour laquelle il fait la fierté des cinéphiles montréalais et l'envie des cinéastes étrangers que l'on y rencontrait dans le cadre du Festival du nouveau cinéma.

Plusieurs vont à Ex-Centris les yeux fermés, sans même savoir ce qui est à l'affiche, mais en sachant que toujours, ils découvriront un cinéma de qualité, diffusé selon les règles de l'art. On ne peut malheureusement en dire autant de toutes les autres salles de cinéma. Ce n'est pas pour rien que les distributeurs se bousculaient à Ex-Centris pour y présenter leurs films.

Bien sûr, il est possible aujourd'hui de voir un film dit indépendant au Forum AMC, dans une ambiance de salon funéraire qui embaume le pop-corn. Mais pourra-t-on y voir La vie moderne de Raymond Depardon? Je ne demande qu'à être surpris.

Bientôt, à l'évidence, il n'y aura plus assez de salles à Montréal pour accueillir convenablement le cinéma qui se distingue de la bouillie générique que l'on nous sert dans la majorité des multiplexes. Les distributeurs, nos éclaireurs du cinéma mondial, devront se résoudre à priver les cinéphiles de certaines oeuvres incontournables. C'était, du reste, déjà le cas.

Une catastrophe, que je vous dis.