Karine Vanasse me donne rendez-vous chez Soupe Soup, rue Wellington. La comédienne est aussi productrice du film Polytechnique, de Denis Villeneuve, un projet ambitieux et délicat qu'elle porte et défend depuis quatre ans. Embargo oblige, je ne peux vous dire ce que j'ai pensé de ce film douloureux et poignant, qui ne laissera personne indifférent. Thème: Polytechnique.

Karine Vanasse:
Avais-tu peur de voir le film?

Marc Cassivi: C'était tellement casse-cou comme entreprise, il y avait tellement de pièges. J\'y suis allé à reculons.

K.V.: Tu étais obligé de le voir...

M.C.: J'y serais allé de toute façon. Ce n'est pas mon rapport à l\'événement qui a fait que j'y suis allé à reculons. J'avais peur que ce soit raté, qu'on n'évite pas les écueils, que ce soit un film à thèse.

K.V.: Denis s'est intéressé au drame humain avant tout. Ce n'est pas un film à thèse. Ce n'est pas la tête qui réagit d'abord au film, même s'il est difficile à recevoir. Pour l'instant, les gens réagissent beaucoup sans avoir vu le film. Le débat se résume à «on va y aller ou pas?». C'était impensable de croire que le film ne susciterait pas ce genre de réaction. Je comprends que certains ne soient pas intéressés à voir le film, mais je comprends moins ceux qui disent qu'il n'y aurait pas dû y avoir de film, sans savoir ce qu'on a fait. Le but n'était pas de créer une controverse, même si la discussion autour du film est intéressante. Dans la mesure où les gens restent ouverts d'esprit.

M.C.: Je comprends très bien les gens qui, pour toutes sortes de raisons, ne veulent pas voir le film. C'est un film dur. Si on a envie de se changer les idées un vendredi soir, on choisira peut-être quelque chose de plus léger.

K.V.: Ça dépend de la personnalité de chacun. Il y a des gens qui aiment mieux décrocher en allant voir des comédies, et il y en a d'autres qui pour se «reconnecter» avec eux-mêmes, aiment mieux avoir l'impression qu'on leur parle de vraies choses.

M.C.: J'ai été extrêmement secoué par le film. Mais je ne l'ai pas vécu comme un malaise. Au-delà de tous les débats, il y a l'oeuvre. Comme toi, je comprends les gens qui n'ont pas envie de le voir, mais je ne comprends pas ceux qui disent qu'il n'aurait pas dû être fait. Il n'y a pas de sujet assez tabou pour qu'on ne puisse en faire un film. Surtout une fiction. Ce film fera oeuvre utile. Pour tous les gens qui ne connaissent pas bien cette histoire, même s'ils ont l'impression de la connaître. Pour les plus jeunes aussi...

K.V.: Moi la première. J'avais 6 ans quand c'est arrivé.

M.C.: J'avais 16 ans. C\'est cliché de le dire, mais c'a été pour moi la fin de l'innocence. J'ai réalisé qu'une tragédie comme celle-là pouvait se passer chez nous.

K.V.: Comme gars, ça t'a bousculé? Tu te souviens de ce que les gens en ont dit le lendemain?

M.C.: Ça m'a bousculé, bien sûr. Mais je ne me souviens plus précisément de ce que les gens en ont dit à l'époque. J'ai compris plus tard qu'on s'était servi de la tragédie pour élaborer toutes sortes de théories. Je ne crois pas que c'était un fait divers comme un autre. Je trouve que le film circonscrit bien le fait que c'était un acte misogyne, d'un gars en délire, à une époque en particulier. Après, d'en faire des généralisations, de dire que les gars dans la salle de classe auraient dû sauter sur Lépine, je trouve ça indécent. Le film m'a appris des choses. La lettre de Lépine, je n'en avais qu'un vague souvenir.

K.V.: Elle a été publiée, je crois, un an après la tragédie. Mais on en a rarement parlé par la suite. Sa publication avait causé beaucoup de remous. Fallait-il en parler ou pas? Denis (Villeneuve) s'est longtemps posé la question. Il s'est demandé si les gens allaient entendre la lettre et y trouver une quelconque cohérence. En prenant une phrase ou quelques mots ici et là, on se dit que Lépine était érudit. Mais la lettre ne faisait pas de sens dans son ensemble.

M.C.: Il était intelligent, érudit, et fou. En entendant la lettre au début du film, je me suis demandé si on n'en avait pas ajouté...

K.V.: Elle était intégrale.

M.C.: On ne peut pas, lorsqu'on entend ces mots, dire que ce n'est pas un crime misogyne. Ce n'est pas juste un gars qui a décidé de tirer sur des femmes. La lettre est essentielle à la compréhension du personnage et du film.

K.V.: L'entendre au début fait en sorte qu'on ne voit plus le personnage de la même façon. C'était un crime misogyne, mais les hommes en ont aussi souffert. Le film a voulu montrer que c\'était un événement tragique pour les gars aussi.

M.C.: Le personnage de Sébastien Huberdeau incarne la conscience de l\'homme brisé, qui a fait ce qu'il pouvait sans pouvoir éviter le massacre. On a oublié ces hommes et ce qui a pu leur arriver par la suite. Certains, qui ont moins aimé le film, m'ont dit qu'il n'y avait pas de parti pris. Je ne suis pas d'accord. Le parti pris est subtil. Il est dans ce personnage, comme dans le tien et d'autres.

K.V.: C'est sûr que c'est un film qui ne fera pas l'unanimité, même d'un point de vue artistique. Comme tout film, il sera critiqué pour ce qu'il est dans sa forme aussi, nonobstant son sujet. Ce n'est pas grave. Je n'aime pas qu'on parle de controverse. Ce n'est pas une controverse, c'est une discussion inspirée d'un point de vue sur un événement, 20 ans plus tard, par le biais d'une oeuvre artistique, avec les sensibilités d'aujourd'hui. C\'est une porte qu'on ouvre. Denis l'a répété souvent: ce film est un point de vue qu'il et qu'on a choisi. Ce ne sera peut-être pas le dernier film sur Polytechnique. On a choisi de ne pas tout mettre. L\'après-Polytechnique est un film en soi.

M.C.: Ce n'est pas un film qui voulait susciter la controverse, mais c'est un film qui porte intrinsèquement la controverse.

K.V.: Il a fallu trouver le bon dosage. Il y a eu des choix artistiques audacieux. Le noir et blanc était un couteau à double tranchant. Filmer en couleur, avec l'intention qu'on avait tous, aurait été impossible. Mais le noir et blanc aurait pu en faire un film froid ou distant. Je n'ai pas l'impression qu'on s'éloigne des personnages.

M.C.: As-tu eu peur, dans le processus, que le résultat ne soit pas ce que tu espérais?

K.V.: Il y a eu tellement de résistance, à différentes étapes du processus, qu'il était normal de douter parfois. On n'avait pas envie de se tromper. On avait surtout peur de ne pas être à la hauteur des témoignages des gens à qui l'on avait parlé pendant la préparation du film. Aujourd'hui, on est sereins. On est en paix avec nos choix.