Je suis heureux pour les artisans de Slumdog Millionaire. Sincèrement. Je souris surtout à l'idée qu'un petit film sorti de nulle part, que le studio Warner songeait même un temps à sortir directement en DVD parce qu'il ne savait qu'en faire (Fox Searchlight en a récupéré les droits), ait pu surmonter un tel désaveu.

Je suis heureux pour les artisans de Slumdog Millionaire. Sincèrement. Je souris surtout à l'idée qu'un petit film sorti de nulle part, que le studio Warner songeait même un temps à sortir directement en DVD parce qu'il ne savait qu'en faire (Fox Searchlight en a récupéré les droits), ait pu surmonter un tel désaveu.

Et se faufiler ensuite dans le coeur des «professionnels de la profession» au point d'aller ravir les récompenses les plus mythiques du domaine du cinéma. Depuis le jour où le jeune berger David a jeté une pierre au front du géant Goliath, l'imagination humaine ne cesse de se nourrir de ce genre d'histoires. Probablement parce qu'elles nous aident à vivre.

Devant un triomphe aussi indiscutable, j'éprouve quand même un certain malaise. Dans l'histoire récente des Oscars, nous avons rarement vu une telle unanimité, un tel consensus. Oui, Titanic et The Return of the King ont pratiquement tout raflé sur leur passage, mais ces superproductions correspondaient en tous points à l'idée que se font les académiciens du film «oscarisable». Mais Slumdog Millionaire? Vraiment? Le film serait même assez bon pour laisser tous ses concurrents - dont certains excellents - sur la touche? J'ai un peu de mal à comprendre. À la suite du déluge de prix qui est tombé sur le film de Danny Boyle dans toutes les associations professionnelles possibles et imaginables, on a un peu le sentiment que les votants de l'Académie ne se sont pas trop posé de questions; qu'ils se sont trouvé un candidat fétiche, et qu'ils ont coché pratiquement toutes les cases où le titre du film apparaissait.

 

Or, je persiste à croire que la réputation du «pouilleux millionnaire» est surfaite. Je ne dis pas qu'il s'agit d'un mauvais film, mais j'estime que la vague sans précédent sur laquelle il a surfé est surdimensionnée par rapport à sa valeur artistique réelle.

Depuis toutes ces récentes accolades, je cherche à saisir la signification de cet élan affectif que nous portons collectivement envers ce film. J'ai l'impression - mais peut-être suis-je dans l'erreur - que Slumdog Millionaire nous réconforte, nous Occidentaux, dans les clichés liés à un pays, l'Inde, dont nous savons qu'il deviendra très bientôt (si ce n'est déjà fait) un acteur incontournable dans l'économie mondiale. Il nous est ainsi plus rassurant de se faire raconter une histoire de gamins dans les bidonvilles, dans laquelle leur pauvreté est orchestrée dans une mise en scène poseuse et tape à l'oeil, avec, à la clé, un dernier acte «disnéen» sur fond de musique bollywoodienne. D'autant plus que leur salut - la notoriété, l'argent - provient d'une conception à laquelle nous pouvons souscrire.

À vrai dire, les critiques parfois très sévères qu'a suscitées Slumdog Millionaire en Inde ne m'ont pas étonné. «L'un des plus gros fantasmes gratuits imaginés sur l'Inde au XXIe siècle! a déclaré le cinéaste K. Hariharan au journal The Hindu. Pour la majorité des spectateurs occidentaux écrasés sous le poids de la crise économique, ce conte de fées sur la face la plus sordide de l'Inde devrait certainement servir de catharsis orgiaque», ajoute-t-il dans des propos rapportés par l'AFP. Un ancien ambassadeur aux Nations unies, T. P. Sreenivasan, n'y voit de son côté qu'«une exploitation de la pauvreté indienne pour exciter le public à l'étranger». De là à parler de «porno de la pauvreté», il n'y a qu'un pas que plusieurs de ses compatriotes ont allégrement franchi. Il est d'ailleurs assez fascinant de constater que le film de Danny Boyle est loin de connaître le même genre de carrière dans le pays où il a été tourné. Le film attirerait à peine les classes urbaines aisées anglophones dans les salles. La version en hindi, Slumdog Crorepati, serait un échec commercial sans appel.

J'aimerais bien savoir où se situe la cinéaste indienne Mira Nair dans ce débat. En 1988, soit sept ans avant que Bombay se démarque du passé colonial de la ville en se rebaptisant Mumbai, la réalisatrice avait offert au monde Salaam Bombay, un film qui abordait pratiquement les mêmes thèmes que ceux qui, aujourd'hui, font triompher Danny Boyle.

J'ai en tout cas vu dans ce très beau drame urbain une authenticité dans la peinture sociale que je n'ai pas retrouvée dans Slumdog Millionaire. Hollywood étant le royaume de l'artifice, peut-être devrait-on y voir un lien de cause à effet?

Hier soir, les petits «pouilleux» ont été extirpés de leur vrai bidonville pour être parachutés sur Hollywood Boulevard avec leurs habits de gala. En les voyant incarner ainsi le plus gros fantasme qui soit sur la planète cinéma, je n'ai pu faire autrement que de penser à la nature de leur drame. Et me dire que les Oscars n'y changeront pas grand-chose. Il est là mon léger malaise.