C'était vraiment touchant. Samedi dernier, dans une émission de radio, André Vanderbiest, le dernier bassiste des Colocs, tentait d'exprimer le malaise qu'il avait ressenti en voyant Dédé à travers les brumes, ce long métrage consacré au regretté Dédé Fortin, à l'affiche aujourd'hui. «Pourtant, j'étais content d'aller voir le film, a-t-il dit. Je pensais m'y retrouver avec la gang!»

Au lieu de souscrire à la célébration attendue, Vander est ressorti «consterné» de la projection, sans même ressentir un «sentiment de fierté d'avoir appartenu à ce groupe-là» avec, toujours, un deuil à faire. Il avait beau masquer sa peine en évoquant les «erreurs factuelles», les «anachronismes», et un «aspect sombre et torturé qui ne correspond pas à la réalité», son propos illustrait très clairement la difficulté supplémentaire à laquelle ont dû faire face les artisans de ce film.

En fait, les doléances de l'ancien Coloc s'inscrivent dans l'éternel débat entourant la notion de la transposition ou de la «libre adaptation» dans une oeuvre de fiction. Cette problématique devient encore plus sensible quand il s'agit d'un protagoniste dont l'histoire est encore toute récente, et prise à témoin par ceux-là même qui en ont fait partie. Un film biographique sur Mozart, Molière ou Cléopâtre ne prête évidemment pas flanc à ce genre d'écueils. En revanche, l'histoire d'Harmonium ou des Lavigueur, si.

Bien entendu, le Dédé qui se trouve dans le film de Jean-Philippe Duval n'est probablement pas le même Dédé que les proches ont connu. Il y a forcément ici une part de réinvention, laquelle aurait d'ailleurs été tout aussi présente si Duval avait choisi la voie du documentaire. La marque d'une vision d'artiste, en quelque sorte.

Agnès Varda, par exemple, a beau avoir choisi la forme de l'autoportrait, elle «réinvente» néanmoins sa propre vie dans son remarquable nouveau film, Les plages d'Agnès (aussi à l'affiche aujourd'hui). La vénérable cinéaste aborde d'ailleurs elle-même cet aspect des choses au moment où elle évoque le tournage de Jacquot de Nantes, un film consacré à l'oeuvre de son mari Jacques Demy, qui devait mourir du sida 10 jours après le dernier clap.

Varda raconte comment, même diminué par la maladie, son complice l'accompagnait sur le plateau alors qu'elle était en train de filmer la vie de ce dernier. «Je ne savais pas comment il voyait la scène de reconstitution de son enfance, explique-t-elle. La réinvention de ce qu'il avait pu dire ou vivre. J'étais un peu traqueuse. - Ça va? C'est pas trop différent? Tu te revois enfant? - Oui, c'est tout à fait ça. J'y suis.»

Il serait étonnant que la cinéaste ait pu reconstituer le souvenir d'enfance de son mari dans ses moindres détails. Mais elle en a bien évoqué l'esprit. De la même manière que la réalité nourrit parfois la fiction, une scène complètement inventée peut aussi parfois nourrir la réalité, en ce qu'elle révèle encore mieux l'essence d'un être ou d'une situation. C'est ainsi que Varda a parfois utilisé le processus en sens inverse, modifiant le scénario de Jacquot de Nantes de façon à ce qu'un extrait tiré d'un film de Demy s'inscrive le plus naturellement du monde dans le parcours de sa vie.

Le talent d'un cinéaste, quand il se frotte au drame biographique, s'exprime dans l'interprétation de la vie de celui ou celle qu'il filme. Dans cette façon de s'insérer subrepticement dans l'esprit d'un être dont la vie intérieure n'est probablement connue que de lui-même. D'où cet espace qui s'ouvre, à l'intérieur duquel un auteur peut manoeuvrer afin de composer une dramatisation cohérente. D'où, aussi, le pouvoir d'évocation.

Dans une discussion radiophonique à laquelle il participait, Luc Dionne (scénariste de Monica la Mitraille et réalisateur d'Aurore) rappelait cette séquence sublime de La vie en rose, où l'annonce de la mort de Marcel Cerdan était liée à une entrée sur scène grandiose d'Édith Piaf. Évidemment, il ne s'est rien passé de tel dans la «vraie vie», mais Olivier Dahan a eu cet éclair de génie d'inventer un moment à travers lequel toute la vie de la chanteuse - et ce qui a fait d'elle une légende - était cristallisée.

Personnellement, j'estime que Jean-Philippe Duval a eu raison de construire son récit autour des chansons des Colocs. Même si son film n'est pas sans défauts (voir notre critique en une), il en émane une sorte de célébration visuelle et musicale qui fait honneur au talent exceptionnel d'André Fortin.

Cela dit, je comprends tout à fait la peine de ceux qui, parmi les proches, attendaient probablement autre chose. Une façon de conclure un deuil, peut-être, ou de composer avec une absence encore lourde à porter. Peut-être même espéraient-ils voir revivre celui qu'ils ont tant aimé d'une manière correspondant mieux au précieux souvenir qu'ils en gardent.

Le cinéma est un média puissant, certes, mais il est de ces choses qui relèvent malheureusement de l'impossible.