Le dernier jour du 62e Festival de Cannes. Plus que trois heures avant l'annonce du palmarès. Cassivi a faim. On décide de se faire un «à table avec» dans un petit resto situé en retrait de la Croisette, chère et infréquentable le week-end de toute façon. On spécule sur la teneur du palmarès. On mesure surtout les chances qu'a Xavier Dolan de remporter la Caméra d'or, remise au meilleur premier long métrage, toutes sections confondues. Paraîtrait qu'au Québec, tout le monde retient son souffle depuis une semaine, soit depuis que J'ai tué ma mère a fait sensation à la Quinzaine des réalisateurs.


Selon les rumeurs qui circulent dans les couloirs du Palais, le film québécois, qui compte trois prix à son actif depuis deux jours, serait l'un des trois titres - parmi les 26 admissibles - sur lesquels débattent sérieusement les membres du jury de la Caméra d'or, présidé par l'acteur Roschdy Zem. Comme, de surcroît, des mentions spéciales ont souvent été attribuées au fil des ans avec le prestigieux laurier, les chances sont, semble-t-il, bien réelles de voir figurer le nom de la nouvelle coqueluche du cinéma québécois sur le palmarès officiel du festival.


Nous sommes justement en train de discuter de la question «entre Marcs», en attaquant notre entrée tomates mozzarella, quand apparaît dans notre champ de vision - par le plus pur des hasards - notre amie journaliste Odile. Elle est accompagnée de celui que tout le monde s'arrache. Et dont elle est très proche - elle en a déjà fait part dans une chronique dans Le Devoir. Il y a beaucoup de fébrilité dans l'air. Asseyez-vous avec nous, prenez une pause, mangez donc un peu. Les tomates mozzarella sont délicieuses. Pis? As-tu eu des nouvelles? Non. Pas encore.


Le moment est un peu surréaliste, j'avoue. Xavier fait un peu partie de notre entourage depuis quelques années. J'ai souvent vu le jeune homme dans les festivals, dans les visionnements de presse, accompagnant notre distinguée collègue - à qui il dit devoir son goût pour la culture en général -, et il a parfois cassé la croûte avec nous entre deux projections. À vrai dire, jamais je n'aurais pu imaginer que ce jeune verbomoteur, encore inconnu du public il y a un mois, serait catapulté du jour au lendemain dans les plus hautes sphères de la hiérarchie cinématographique mondiale. J'ai écrit un scénario, je réalise mon film bientôt. Ben oui. T'es mignon. Et puis, bang! En lice pour la Caméra d'or à Cannes, toi! À peine 20 ans, putain!


On se commande des pâtes? Allez. Le portable de Xavier n'en finit plus de tempêter. À peu près tous les médias québécois lui courent après. Normal. Son histoire, en plus d'emprunter les allures d'un conte de fées, est unique. Et sa forte personnalité, doublée d'un sens de la répartie très vif, est du pur bonbon pour les médias.


Il reste maintenant un peu moins de deux heures avant la cérémonie. L'appel tombe enfin. C'est non. Pas de Caméra d'or ni de mention spéciale*. Les délibérations auraient été longues. Bien sûr qu'il est déçu. Mais Xavier ne s'est pas apitoyé sur son sort plus de 30 secondes. Il a pris le temps de terminer son plat et de badiner un peu avec nous avant de prendre congé. Il regagnait Paris le soir même. Plusieurs rendez-vous figuraient à son horaire le lendemain. L'auteur cinéaste brasse ses affaires. Il est déjà dans son prochain film, Laurence Anyways. Il souhaite le tourner le plus rapidement possible. Il le fera. Sans aucun doute.


C'est probablement ce qui impressionne le plus chez ce garçon. Au-delà des qualités (bien réelles) et des défauts de J'ai tué ma mère, qui prend l'affiche au Québec aujourd'hui, voilà un type que rien ne semble pouvoir démonter.

Incroyablement lucide, sans complexe par rapport à ses ambitions, le jeune créateur a très habilement su manier tous les aspects du jeu cannois. Alors que plusieurs d'entre nous auraient vite été dépassés par les événements ou auraient croulé sous la pression, Xavier a affiché un aplomb de tous les instants. On ne le lui dit pas fort, de crainte que sa mèche ne gonfle encore un peu trop, mais force est d'admettre que nous sommes ici en face d'un être d'exception.


Lundi soir dernier, le gratin montréalais s'est réuni au Cinéma Impérial, où avait lieu la première québécoise du film. Il y régnait l'atmosphère de ces soirs où tout le monde sent que quelque chose est en train de se passer. La salle débordait au point où plusieurs invités se sont retrouvés assis par terre sur les côtés. D'autres ont regardé le film debout du fond de la salle. Personne ne s'est plaint, personne n'a fait de crise. Parce qu'il fallait être là.


Encore une fois, le jeune homme a été brillant dans sa présentation. Drôle, vif, spontané, il n'a pas oublié non plus - c'est tout à son honneur - de saluer Jean-Guy Chaput, président-directeur général de la SODEC, à qui le conseil d'administration a demandé de quitter ses fonctions dans des circonstances pour le moins inélégantes. Il n'est pas dit qu'à sa place, un autre cinéaste aurait osé le faire. Mais Xavier ne fait rien comme les autres. Pas même sa mise au monde.


* La Caméra d'or est allée à Samson and Delilah (de Warwick Thornton). Une mention spéciale a été attribuée à Ajami (de Scandar Copti et Yaron Shani).


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