Il a toujours ce regard. Un peu fou, un peu candide, sans âge, qui traduit à la fois l'innocence, la lucidité, le questionnement. Ses longs cheveux foncés encadrent un visage aux traits délicats, sur lequel peuvent s'incruster les traces d'une infinie douceur tout autant que celles de profondes souffrances. Il m'aura fallu me rendre pratiquement jusqu'au bout du monde, à Sofia, pour croiser Lothaire Bluteau. Et lui parler. Pour la première fois de ma vie.


«Ce métier-là est dur, me dit-il presque d'entrée de jeu. Parce que t'es tout seul. La solitude, c'est ce qu'il y a de plus cher à payer. C'est le prix que j'ai eu à payer moi, en tout cas. Mais il fallait que je m'en aille. J'avais envie de découvrir, de faire des choses différentes. Ça prenait quand même un certain courage pour décider un jour de partir pour Londres et de s'y installer. Ça a été rough en maudit. Et à New York, ensuite, encore plus. Je prenais le train à Montréal le soir, j'arrivais à Grand Central Station le lendemain matin et j'allais cogner aux portes. J'ai été chanceux parce que j'ai fini par décrocher des rôles intéressants, mais souvent, tu te retrouves dans un hôtel miteux et tu te demandes pourquoi tu es là.

Est-ce que je serais game de payer ce prix-là aujourd'hui en sachant ce que ça implique? Non (long silence). Vraiment, non. Mais je ne regrette rien. Il y a une réplique que j'ai entendue un jour que j'aime bien reprendre à mon compte: j'ai la carrière de ma personnalité beaucoup plus que celle de mon talent. Je crois que cela s'applique à plusieurs autres acteurs aussi.»


En quelques minutes, Lothaire Bluteau vient de résumer les 20 dernières années d'une carrière atypique, menée à grands coups d'emballements artistiques, parfois suivis par une furieuse envie de vouloir tout abandonner.


L'acteur, sorte d'icône du milieu théâtral et cinématographique québécois dans les années 80, s'est tellement fait discret au fil des ans que plusieurs d'entre nous étaient d'emblée prêts à inscrire son nom dans la colonne des «que sont-ils devenus?». Or, celui qui, avant de s'envoler vers d'autres cieux, s'est distingué au Québec sur les planches (Being at Home with Claude) et sur les plateaux (Jésus de Montréal), poursuit aujourd'hui sa démarche en prêtant son talent à des productions cinématographiques indépendantes, dont plusieurs ne se rendent jamais jusqu'à nous.


«Les choix artistiques constituent le seul aspect du métier sur lequel je peux avoir un peu de contrôle, explique-t-il de sa voix granuleuse. Cela procède de la motivation personnelle, des gens que je rencontre aussi. Si un cinéaste me propose une idée qui m'allume, je vais avoir le goût de chercher avec lui. C'est ça qui me fait continuer.»


Bluteau est descendu deux jours dans la capitale bulgare pour tourner, sous la direction de Luc Dionne, quelques scènes d'André Mathieu, le dernier des romantiques. Il a l'air habité. Même s'il n'est pas de la séquence mise en place, il observe inlassablement le pianiste, alors enfant prodige, en train de jouer son concerto sur la scène de l'Opéra national, accompagné par un orchestre de plus de 60 musiciens. Il s'en émeut. Visiblement, le jeune talent le bouleverse. «J'ai vu le film du p'tit Dolan l'autre soir à Montréal. Je n'en reviens pas!»


Il me parle et, forcément, le souvenir de ses grands rôles remonte à la surface. Si je ne fais pas erreur, j'ai dû le voir pour la dernière fois au cinéma il y a bien deux éternités. C'était dans Bent, je crois, l'adaptation cinématographique d'une pièce de Martin Sherman dans laquelle il incarnait un homosexuel persécuté dans un camp nazi. La réalisation de Sean Mathias était très quelconque, mais la présence de Bluteau - et de Clive Owen - transcendait cet écueil. «C'est toujours une grande peine quand un projet dans lequel tu crois n'est pas à la hauteur. Dans ces cas-là, je me dis qu'au moins, j'ai fait de mon mieux, je n'ai pas triché. Quand tu es sincère, c'est moins dur à prendre.»


Je lui demande si sa participation à un long métrage québécois revêt un caractère particulier pour lui, d'autant plus qu'il n'a pas été vu dans un film d'ici depuis Le confessionnal (Robert Lepage), il y a maintenant près de 15 ans. «Non ça n'a rien à voir, répond-il. C'est le sujet qui m'importe. Je ne savais rien de la vie d'André Mathieu et j'ai été touché au coeur en apprenant le destin tragique de cet artiste dont on disait qu'il avait un talent «miraculeux». Je ne crois pas aux miracles. Ni à la religion d'ailleurs. J'en ai essayé au moins cinq sans jamais trouver de réponses. Les extrémismes me font peur.»


L'acteur affirme par ailleurs avoir l'impression d'être un dinosaure, dans la mesure où il fait partie de ceux qui se laissent principalement séduire par des démarches artistiques, peu importe leur nature. «L'ennui, c'est que je joue dans des films que personne ne voit. Un moment donné, il faut quand même rencontrer les gens. Je suis passé bien près parfois. Black Robe était un beau film, mais il n'a pas eu beaucoup d'écho. Je garde toujours espoir. C'est pourquoi j'aime travailler avec des gens qui ont le courage de chercher. La télé peut être intéressante aussi.»


L'acteur s'étonne presque quand j'évoque l'espèce de voile de mystère entourant sa personne. «Pourtant, ça fait tellement longtemps que je ne suis plus là!» lance-t-il. Même à l'époque où «il était là», Lothaire Bluteau demeurait virtuellement absent des médias, qu'il fuit comme la peste. Une recherche dans les archives de La Presse le confirme: son dossier est vide.


«C'est vrai que je n'ai pas accordé d'entrevue souvent», reconnaît-il.


Peut-être est-ce à même ce mystère que s'est aussi taillée la grandeur du mythe.