Il y a deux clans bien distincts dans notre section des Arts. D'un côté, il y a ceux qui ont eu l'occasion de voir Millenium 3 en version originale suédoise avec des sous-titres. De l'autre, ceux qui se sont farcis le dernier volet de la populaire trilogie en version doublée française (réalisée au Québec).

Le clan de la v.o. a aimé; celui de la v.f. a plutôt eu l'impression de s'être retrouvé au beau milieu d'un long - trop long - épisode du Coeur a ses raisons. Mais au-delà du sempiternel débat sur le doublage (une technique portant une grave atteinte à l'intégrité d'une oeuvre, à mon avis), un autre, encore plus délicat, risque de continuer à meubler les conversations des cinéphiles encore longtemps.

À une époque où les plates-formes se multiplient, et où les moyens de diffusion subissent des transformations radicales, l'adéquation entre l'art du cinéma et le grand écran est-elle toujours systématique? À en juger par Millenium 3, dont la facture est très télévisuelle, pas du tout. D'autant plus que la mini-série, présentée en 6 épisodes de 90 minutes à la télé suédoise et ailleurs en Europe, doit être diablement plus efficace. Et cohérente.

De fait, la grandeur d'une oeuvre n'est pas automatiquement proportionnelle à celle de l'écran sur lequel elle est diffusée. Depuis l'arrivée des chaînes spécialisées, particulièrement aux États-Unis, la télé se fait parfois beaucoup plus inventive que le cinéma de masse, désormais condamné à générer le plus de fric possible en un premier week-end d'exploitation. Plusieurs acteurs réputés trouvent d'ailleurs dans ces oeuvres télévisuelles matière à exercer leur art d'une façon plus stimulante. 

Un coup d'oeil sur la plus récente liste des finalistes aux Emmy Awards ou aux Golden Globes le confirme: Glenn Close, Joan Allen, Kevin Kline, Jessica Lange, Anna Paquin, Jeremy Irons, Ian McKellen... Autant d'acteurs accomplis qui, au cinéma, ont maintenant plus de mal à trouver des rôles à leur mesure. 

Al Pacino, dont les films marquants se sont fait rares au cours des 15 dernières années, propose l'une des plus belles compositions de sa carrière dans You Don't Know Jack, drame biographique dans lequel il incarne Jack Kevorkian, celui que l'on surnommait le «docteur de la mort» au début des années 90. 

Ce dernier s'est retrouvé à l'avant-plan de l'actualité américaine en attaquant de front l'épineuse question du suicide assisté et du droit d'un patient en phase terminale de choisir le moment de sa mort. Cent trente malades ont eu recours aux services du médecin avant que ce dernier ne soit arrêté et jeté en prison. Ce téléfilm, produit par la chaîne HBO, est réalisé par Barry Levinson, vétéran cinéaste (Diner, Rain Man) qui, à l'instar des acteurs, a lui aussi plus de difficulté à trouver des projets intéressants au cinéma.

Autrement dit, la télévision peut maintenant devenir, si on lui en donne l'occasion, un espace où l'on peut prendre des risques créatifs que le cinéma ne peut plus se permettre.

Une petite polémique est d'ailleurs née en France à ce sujet dans la foulée de la sélection au Festival de Cannes de Carlos, fresque en trois parties (d'une durée totale de 5h30) relatant le parcours du terroriste le plus célèbre du XXe siècle. Réalisé par Olivier Assayas (Les destinées sentimentales, L'heure d'été), Carlos est le fruit d'un projet de télévision porté par la chaîne Canal Plus, mais aussi une oeuvre de cinéma à part entière, nous apprend l'éminent critique Jean-Michel Frodon sur son blogue Projection publique. Il se trouve que des professionnels du cinéma auraient pourtant souhaité empêcher la sélection du film à Cannes - même hors concours - sous prétexte de ses origines. La réplique d'Assayas, ancien critique des Cahiers du cinéma, fut cinglante.

«J'ai envie de leur dire: en effet, ce n'est pas le cinéma formaté et asservi que vous faites, a déclaré le cinéaste au cours d'une interview accordée à Frodon. C'est une forme de cinéma que vous m'interdiriez de faire, et qui est infiniment plus cinématographique que les trois quarts des merdes que vous produisez. Jamais ça ne m'a traversé l'esprit de faire de la télé. Pour moi, les films sont faits pour être montrés sur grand écran. Le paradoxe est qu'alors que ce film-là n'aurait jamais été financé pour le cinéma tel qu'il fonctionne en France, à la télévision, qui est pourtant le lieu de la non-liberté dramaturgique et esthétique, il existe des espaces de véritable liberté.»

La colère d'Assayas est justifiée. Parce que parfois, malgré les apparences, c'est pas juste de la télé.