Le fils de David Gilmour, écrivain et ex-critique de cinéma, avait 16 ans. Grand garçon affable et loquace qui n’avait jamais fait de misères à ses parents. Jesse, davantage encore que la plupart des jeunes de son âge, détestait l’école. Incapable de se concentrer en classe, se liquéfiant devant un problème de maths, mentant à son père pour éviter de faire ses devoirs et s’adonnant à de petits actes de délinquance. Direction: droit dans le mur.

David Gilmour, diplômé de l’Université de Toronto entouré de diplômés universitaires, a fait ce qu’il jugeait jusque-là inconcevable: il a proposé à son fils d’abandonner les études. Tu pourras rester à la maison sans payer de loyer, te réveiller à l’heure que tu veux, sans chercher de travail, lui a-t-il promis, à une seule condition: chaque semaine, tu devras regarder trois films que j’aurai choisis pour qu’on en discute ensemble.

Jesse n’y a pas pensé à deux fois avant d’accepter l’offre. Pendant trois ans, père et fils se sont retrouvés trois fois par semaine sur le divan du salon pour regarder des classiques de la Nouvelle Vague, du néoréalisme italien ou de l’âge d’or du cinéma hollywoodien — de même que des navets devenus incontournables, comme le célèbre Showgirls de Paul Verhoeven.

C’est de cet arrangement atypique qu’il est question dans Le film club, septième ouvrage de David Gilmour, traduit dans une vingtaine de langues et désormais disponible en français aux éditions Leduc. S (une version québécoise est aussi en préparation chez Leméac). Des nombreux doutes du père («Est-ce que je fous sa vie en l’air?») et du cheminement tortueux du fils.

Un livre captivant que j’ai lu d’une traite cette semaine. Pas tant parce qu’il y est question de cinéma (on y recense quelque 120 films) que de relations père-fils, sur un ton franc et direct. Spirituel et comique, David Gilmour, Prix du Gouverneur général en 2005 pour Une nuit rêvée pour aller en Chine (traduit en français chez Actes Sud), a une plume efficace et incisive, un sens aigu de l’autodérision, et un amour sans borne pour le cinéma et surtout pour son fils, qu’il n’épargne pas pour autant.

Le film club n’est pas un témoignage complaisant. C’est une tranche de vie doublée d’un hommage à un fils, fleur sauvage dans un champ d’incertitudes. Celles d’un père craignant à tout moment de ne pas être à la hauteur. Un récit impudique, nourri de discussions franches sur la dope, le sexe, l’amitié, les trahisons, les déceptions. Le portrait sans fard d’un père peinant à joindre les deux bouts après une carrière en télévision (Gilmour a animé plusieurs émissions à la CBC) et d’un fils sans idée précise de son avenir, perdu entre des filles aguicheuses et un problème de coke.

C’est aussi, bien sûr, un formidable condensé de films marquants pour David Gilmour, qui transmet sa cinéphilie à son fils avec force passion. En commençant, c’était de circonstance, avec Les 400 coups, premier film largement autobiographique d’un jeune cinéaste décrocheur, voleur à la petite semaine, amoureux transi de cinéma.

«J’ai choisi les films de manière instinctive, m’a confié David Gilmour jeudi, de Paris, où son livre vient de paraître. Je ne voulais surtout pas enlever à Jesse le goût du cinéma, comme on lui a enlevé le goût de la littérature à l’école. Si j’ai un talent, c’est l’enthousiasme que je transmets aux gens à propos de ce que j’aime. J’ai donc choisi des films que j’aimais ou que j’ai aimés dans une période précise de ma vie. Certains ont très mal vieilli!»

Le cinéphile ne s’est pas cantonné dans un style particulier. Le voleur de bicyclette a côtoyé Basic Instinct, Ishtar (que Gilmour ose défendre) s’est mesuré à On the Waterfront, et Chungking Express à Rocky III. «Je ne voulais surtout pas que ce soit un exercice de snobs, exclusivement consacré à des films japonais sous-titrés des années 50. Je déteste ce snobisme. On peut avoir autant de plaisir à regarder un mauvais film, lorsqu’on est conscient qu’il est mauvais, qu’un chef-d’œuvre.»

Comment son fils Jesse a-t-il réagi en découvrant ce livre qui dévoile des pans de son intimité? «J’ai été surpris de constater à quel point il l’a détesté, avoue David Gilmour. Il m’a dit qu’il ne serait plus jamais capable de se faire une blonde! Il était surtout gêné par sa consommation de drogue. Mais il l’a fait lire à ses amis et j’ai eu le feu vert.»

Gilmour ne s’en doutait pas le moindrement au moment où The Film Club a été publié dans sa version originale, en 2007, mais Jesse a pris un tel goût au cinéma qu’il a décidé, il y a deux ans, de tenter sa chance à la réalisation. À 24 ans, il prépare ces jours-ci son premier court métrage. Son père est plus terrorisé pour lui que jamais. «C’est un milieu très dur, très cruel, le cinéma, dit-il. Il y a beaucoup de refus, de difficultés, de cons. Il me semble que ç’aurait été plus simple s’il avait étudié pour devenir avocat ou dentiste! (rires) Mais c’est un garçon solide et j’ai confiance en lui.»

David Gilmour, qui a aujourd’hui 60 ans, vient de terminer un autre livre-témoignage, commandé par son éditeur allemand, traitant de lieux qui ont marqué sa propre jeunesse. «Il y sera question de Jesse, dit-il. Mais il m’a fait promettre que je ne parlerais plus de ses blondes!»