Le dernier film de son illustre carrière sera présenté mardi en sélection officielle du Festival de Cannes, dans la section Un certain regard. Film Socialisme, d’après les images qui ont filtré sur l’internet, s’annonce brouillon, subversif, énigmatique, comme son auteur Jean-Luc Godard.

JLG aura 80 ans à la fin de l’année. Le critique Antoine de Baecque vient de consacrer à ce monstre sacré du septième art, détesté ou adulé, incompris ou incontournable, avant-gardiste ou sur le déclin (c’est selon), une biographie de quelque 900 pages, publiée chez Grasset.

Une œuvre rigoureuse, qui évite le principal écueil de la biographie, la digression, en rapportant chronologiquement, dans le menu détail, les principaux faits d’armes et échecs de cet homme et artiste controversé.

Antoine de Baecque, ancien rédacteur en chef des pages culturelles de Libération et des Cahiers du cinéma, auteur d’une biographie de François Truffaut en 1996 avec Serge Toubiana, pose un regard érudit d’historien du cinéma sur «l’autre» fer de lance de la Nouvelle Vague. 

Son travail d’orfèvre, remarquable, s’appuyant sur des témoignages et des documents d’archives, a nécessité trois ans de recherches. La complexité de l’oeuvre, de la vie, et du personnage de Jean-Luc Godard n’en commandait pas moins.

À l’arrivée, un portrait fascinant, inédit et nuancé, qui sera sans doute désavoué par le principal intéressé, selon l’auteur. L’ouvrage «non autorisé» succède à deux biographies (l’une américaine, l’autre britannique) qui ont soulevé l’ire du cinéaste de La chinoise et de Bande à part au cours des dernières années.

Né le 3 décembre 1930 à Paris, dans un milieu bourgeois protestant, élevé entre la France et la Suisse, Jean-Luc Godard connaît une jeunesse difficile, de coups de sang et de rébellion, avant de devenir l’enfant terrible du cinéma. Amateur de sport et lui-même grand sportif - il fut gardien de but étoile de son équipe de football à Nyons -, il vient tard à la cinéphilie. Mais le coup de foudre est intense, comme le sont tous ses coups de foudre.

Dandy débonnaire, romantique impulsif, mais aussi séducteur à la chaîne qui fréquente les prostituées, JLG est un être de multiples paradoxes. À tendance cleptomane, il vole au milieu des années 50 la caisse des Cahiers du cinéma, où il s’est fait un nom sous le pseudonyme de Hans Lucas, avant de fuir pour la Suisse. Il revient aux Cahiers et à la critique quelques années plus tard, tout en travaillant comme attaché de presse pour les studios Fox.

Champion de Hitchcock et de Nicholas Ray, de Bergman et Bresson, Godard est dans ses écrits un héraut du changement de garde, d’une nouvelle manière de voir, d’appréhender et de faire du cinéma. Il rejette le cinéma français des années 50, figé dans le carcan académique poussiéreux de l’époque.

Son goût de la formule, ses célèbres aphorismes et son inclination pour la réversion littéraire («Tous les grands films de fictions tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction»; «Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image », etc.) lui valent la reconnaissance de ses pairs. Mais il rêve surtout de faire du cinéma, à l’instar des autres «jeunes-turcs» des Cahiers: Rivette, Chabrol, Truffaut, Rohmer.

À bout de souffle, point de bascule formel dans l’histoire du cinéma, le propulse à l’avant-plan, en compagnie de son ami Truffaut, consacré à Cannes pour Les 400 coups. Godard n’a pas 30 ans. Son premier film, qui prend l’affiche en 1960, reste à ce jour son plus grand succès critique et populaire.

Antoine de Baecque, spécialiste de la Nouvelle Vague, documente avec force pertinence cette période d’effervescence, de souffle nouveau, de révolution dans le septième art, comme il s’attarde au tourbillon créatif de JLG dans les années 60, avec le chef-d’oeuvre d’esthétique qu’est Le mépris, et peut-être son film le plus abouti, Pierrot le fou.

La vie et l’art de Godard prennent par la suite plusieurs tournants au gré des événements: la rupture houleuse avec sa muse Anna Karina, l’ambiguïté de l’engagement de Mai 68, le militantisme au sein du groupe d’extrême-gauche Dziga Vertov, les années de déconstruction du mythe JLG, la renaissance populaire avec Sauve qui peut (la vie), le scandale de Je vous salue Marie, condamné par le Vatican, et la vie d’ermite irascible des 20 dernières années.

De Baecque s’intéresse autant aux projets qui ont vu le jour, qu’à ceux, plus nombreux encore, qui furent sabotés en cours de route, le plus souvent par Godard lui-même. L’auteur consacre entre autres quelques pages au fameux passage du cinéaste en Abitibi à l’hiver 1968.

Godard avait pris d’assaut une station de télévision de Rouyn-Noranda en compagnie de son équipe technique et de quelques collaborateurs québécois - dont Pierre Harel - afin de mener une «expérience révolutionnaire» de télé citoyenne, qui devait durer dix jours. Elle ne dura que 30 minutes. Frigorifié, Godard quitta l’Abitibi sans avertir ses hôtes, précise Antoine de Baecque, se promettant d’écrire «un livre sur les liens entre le maoïsme et le climat»!

Autant que l’oeuvre, c’est l’homme que cette première biographie disponible en français permet de mieux cerner. Le regard que de Baecque pose sur Godard, plutôt distancié, évite toute forme de complaisance. Le maître y apparaît tour à tour drôle, brillant, bête et méchant. Un provocateur né, insupportable, souvent exécrable, surtout avec ses proches.

Marquée par des élans autodestructeurs et masochistes (on le dit suicidaire), la vie de JLG telle que décrite par de Baecque est une succession d’amours et d’amitiés (personnelles et professionnelles) brisées. La relation orageuse qu’il entretient avec Truffaut, le «grand frère» qui lui a confié le synopsis d’À bout de souffle, en est la plus éloquente démonstration. «Un être humain de merde sur un socle de merde», lui écrit François Truffaut, au plus fort de la tempête.

Godard est aussi l’histoire d’une désillusion.

Monument vivant devenu lui-même historien du cinéma, Jean-Luc Godard est aujourd’hui un cinéaste sans public, peinant à trouver du financement pour ses différents projets. Ses films, expérimentaux et à petits budgets, n’ont plus de rayonnement, au-delà des fidèles et des initiés. N’empêche, cet iconoclaste érudit, moraliste moderniste et anticonformiste, continue de poser sur notre époque son regard malicieux, le cigare au bec. Le regard de l’un des plus grands artistes de l’histoire du septième art.