C'était une entreprise casse-cou. Des écueils, des aspérités, à perte de vue. La traversée d'un champ de mines.

Lorsque Denis Villeneuve a annoncé son intention d'adapter pour le cinéma la pièce Incendies, de Wajdi Mouawad, j'ai hoché la tête d'incrédulité. Dans quel bourbier allait-il se lancer, lui qui n'avait pas tourné depuis trop d'années (c'était avant Polytechnique).

La pièce de Mouawad, créée en 2003, est une tragédie grecque - pour ne pas dire libanaise. Une fable chargée de poésie, doublée d'un manifeste contre la violence qui se perpétue en des spirales infinies. Une oeuvre de métaphores et d'invraisemblances, de densité littéraire et d'effets de mise en scène, que seul un abandon aux conventions du théâtre permet d'apprécier à sa juste valeur.

Ces conventions, ce langage théâtral verbeux, me semblaient difficilement traduisibles dans une proposition cinématographique réaliste. Encore moins par Denis Villeneuve, réalisateur au talent indéniable, ayant une fâcheuse inclination, dans ses premiers films du moins, pour les dialogues appuyés.

La suite de cette chronique n'étonnera guère, tant les échos de Venise, Telluride et Toronto (hier soir) ont trouvé une résonnance chez nous. Denis Villeneuve a relevé le défi de l'adaptation avec maestria. Son film, qui prend l'affiche vendredi, transcende la pièce que Wajdi Mouawad lui a confiée si généreusement. Le cinéaste en a extrait l'essence, au profit d'un percutant objet de cinéma.

Villeneuve signe un scénario d'une grande finesse, d'une étonnante économie de mots, magnifié par la charge poétique des images, d'une âpreté de circonstance. En résulte un réquisitoire tout aussi puissant contre la guerre, s'appuyant sur des silences éloquents et cette phrase charnière de l'oeuvre de Mouawad: «L'enfance est un couteau planté dans la gorge. On ne le retire pas facilement.» Le fil de violence doit être rompu, pour que la violence n'engendre plus la violence.

Le ton général d'Incendies, le film, est plus sombre que celui de la pièce, allégée par le personnage, presque loufoque, du notaire Lebel. Celui incarné, avec grande justesse, par Rémy Girard est plus sobre, porteur de secrets, transmetteur d'héritages.

L'héritage, notamment, de Jeanne et Simon Marwan (Mélissa Désormeaux-Poulin et Maxim Gaudette, aussi très justes), jumeaux qui apprennent, à la lecture du testament de leur mère, que leur père est toujours vivant et qu'ils ont un frère aîné. Ils seront chargés de remettre une lettre à chacun, afin de respecter les dernières volontés de Nawal, femme mystérieuse venue du Moyen-Orient, morte subitement.

De tous les écueils, Denis Villeneuve a évité le plus évident: celui d'offrir des images de cartes postales du pays imaginé - qui pourrait bien sûr être le Liban; une partie du tournage a eu lieu en Jordanie -, où se déroule la quête des jumeaux et où l'on découvre, par strates narratives, les secrets douloureux de Nawal (magnifique Lubna Azabal).

Chaque plan est étudié, parfaitement intégré, cohérent, sans être esthétisant (grâce à la direction photo du collaborateur des premiers jours, André Turpin). À l'image de la séquence d'ouverture, d'une grande beauté formelle, culminant avec ces enfants de la guerre, préparés au combat, sur fond sonore de You And Whose Army? de Radiohead.

Denis Villeneuve fait preuve dans sa mise en scène de force subtilité. L'utilisation harmonieuse des ellipses est particulièrement remarquable, modelant ingénieusement le récit entre le passé et le présent. Comme cette manière de mettre en parallèle, en un plan évocateur, le Moyen-Orient, terre d'origine, et le Québec, terre d'asile.

Incendies compte bien sûr quelques couacs. Le film, qui n'est pas complètement libéré de son carcan théâtral, cède parfois à des dialogues plus littéraires, surlignés par un jeu empathique (le professeur de mathématiques, notamment). Les mathématiques, plus présentes dans la pièce, deviennent accessoires dans l'identité du personnage de Jeanne. Une piste abandonnée en cours de route. Pourtant, peu importe les calculs, on n'arrive pas vraiment à expliquer la différence d'âge entre certains personnages.

Malgré ces invraisemblances (plus aisément admises au théâtre), ainsi qu'un certain flottement dans le récit au moment où Simon rejoint sa soeur, Incendies fait preuve d'une réelle cohésion, d'un équilibre cinématographique.

Un équilibre ayant comme pivot une scène d'anthologie, un morceau de bravoure, fulgurant, poignant, bouleversant, déchirant de douleur et de déréliction. Cette image d'une femme insoumise, pleurant devant un autobus en flammes au milieu du désert, restera, j'en suis convaincu, parmi les plus marquantes de notre cinéma.

Imparfait, certes, parce que navigant entre deux genres, Incendies témoigne néanmoins d'une maîtrise remarquable. Denis Villeneuve est devenu le cinéaste que son talent, immense, laissait présager. Et Incendies, pour paraphraser un célèbre homme politique, est peut-être quelque chose comme un grand film québécois.