Mark Zuckerberg est à 26 ans le plus jeune milliardaire de la planète. Sa fortune est estimée à près de 7 milliards de dollars et la valeur du site de réseautage Facebook, qu'il a créé en 2004, à quelque 25 milliards.

Zuckerberg est aussi le personnage principal du nouveau film de David Fincher (Fight Club, Zodiac), The Social Network, à l'affiche demain, qui génère un «gigabuzz» médiatique aux États-Unis.

Plusieurs critiques américains ont déclaré que The Social Network était le meilleur film de l'année - sinon de la décennie -, et certains n'ont pas hésité à le comparer à Citizen Kane. Trois mots: On. Se. Calme.

The Social Network a beau être un divertissement hollywoodien de qualité, amusant et spirituel, il a bien peu de choses en commun avec le chef d'oeuvre d'Orson Welles, sinon qu'il raconte l'ascension plus ou moins heureuse d'un magnat ambitieux et méprisable.

Mark Zuckerberg, dépeint comme un être profondément asocial, froid et condescendant (le jeune comédien Jesse Eisenberg est très convaincant), s'est aliéné son entourage au complet en créant le plus grand réseau social au monde, qui compte aujourd'hui plus de 500 millions d'abonnés.

Efficace et grinçant, mais servi par des dialogues trop souvent plaqués (signés Aaron Sorkin) qui ratent régulièrement leur cible comique, The Social Network, de facture assez conventionnelle, est peut-être le moins «signé» des films de David Fincher. On dirait un film de John Hughes, qui aurait troqué ses préoccupations adolescentes pour de savants algorithmes et des disputes de propriété intellectuelle entre étudiants universitaires fortunés.

The Social Network est-il bon film? Certainement. Le meilleur film de l'année? Pas dans mon «Facebook» à moi...

Ce que je retiens surtout de cet «événement médiatique» boursouflé en «événement cinématographique», c'est à quel point la vérité ne semble plus avoir la moindre importance dans le cinéma de fiction.

The Social Network est une adaptation plus ou moins libre d'un livre, The Accidental Billionaires de Ben Mezrich, lui-même vaguement inspiré de la vie de Mark Zuckerberg. Un livre décrit à sa publication en 2009 comme «romancé et si peu fiable qu'il ne peut être confondu avec un document sérieux» par la critique du New York Times, Janet Maslin.

«Le film fait beaucoup de place à la fiction, confiait la semaine dernière Mark Zuckerberg à l'animatrice Oprah Winfrey. Même ses créateurs le reconnaissent. Ils ont voulu raconter une bonne histoire. Probablement parce que ma vraie vie n'est pas très excitante.»

Aaron Sorkin (The West Wing) admet qu'il a pris toutes sortes de libertés dans son scénario. Ce n'est pas un portrait fidèle de Mark Zuckerberg qu'il présente, mais une impression qu'il a pu se faire de Zuckerberg. Une impression qui, à la lumière de l'intérêt monstre pour le film, sera durable. Et sans doute, à terme, perçue comme la réalité.

Or l'image de Zuckerberg dans The Social Network est tout sauf reluisante. C'est celle d'un garçon trop intelligent pour son propre bien, incapable d'empathie, sans amis et sans blonde, dévoré par l'ambition d'être reconnu par ses pairs, mais socialement inapte. (Le personnage a toutes les caractéristiques d'un autiste de haut niveau, même si la chose n'est jamais évoquée.)

«Je ne voudrais pas que tu penses que les femmes ne t'aiment pas parce que tu es un nerd, lui dit une ex au début du film. C'est faux. Elles ne t'aiment pas parce que tu es un trou du cul.» (Dans les faits, Mark Zuckerberg sort avec la même fille, Priscilla, depuis sa première année d'études à Harvard.)

Revenons à Citizen Kane. Le personnage de Charles Foster Kane qu'incarnait Orson Welles dans son premier film, même s'il était inspiré par William Randolph Hearst, était fictif. Le Mark Zuckerberg de The Social Network est un personnage fictif que l'on présente comme un personnage réel. La nuance est importante.

L'intérêt pour The Social Network ne serait certainement pas aussi grand si son personnage principal ne portait pas le même nom qu'un vrai milliardaire controversé de 26 ans. Le film de David Fincher est une fiction divertissante. Mais c'est une fiction. Qui témoigne à mon sens d'une certaine déresponsabilisation du cinéma vis-à-vis du public.

«Je ne veux pas être fidèle à la réalité, je veux être fidèle à l'histoire», a déclaré Aaron Sorkin au New York Magazine, pour justifier les invraisemblances de son scénario. Modifier un récit pour rendre une histoire «vraie» plus intéressante, n'est-ce pas aussi trafiquer la réalité?

Si les paroles s'envolent et les écrits restent, comme le veut l'adage, c'est d'autant plus vrai des images, il me semble. Les films de fiction finissent souvent par témoigner de réalités que l'on a tendance à oublier. Pour le meilleur et pour le pire. Tant pis pour Mark Zuckerberg.