Ce soir, Jean-Luc Godard doit recevoir un Oscar honorifique pour l\'ensemble de son oeuvre. Le cinéaste franco-suisse a annoncé qu\'il ne serait pas à Los Angeles pour accepter ce prix en compagnie des autres lauréats, dont Francis Ford Coppola. Il a prétexté être «trop vieux pour faire le voyage» et s\'est dit déçu que la cérémonie n\'ait pas lieu au même moment que le gala des Academy Awards, fin février.

Il s\'agira du premier Oscar de la carrière de Jean-Luc Godard, qui a contribué à révolutionner le cinéma, au début des années 60, comme fer de lance de la Nouvelle Vague française. Un Oscar pleinement mérité, qui suscite pourtant bien des remous, ces jours-ci, aux États-Unis.

«Godard est-il antisémite?» La question a été posée le mois dernier par le Jewish Journal de Los Angeles, qui s\'appuyait entre autres sur une déclaration faite par le cinéaste à Montréal, en 1978, sur sa famille - qu\'il a décrite comme sympathique au régime nazi - et son grand-père, qu\'il a qualifié d\'antisémite (contrairement à lui, qui s\'est toujours dit antisioniste).

Le Jewish Journal a également rappelé, à l\'appui de sa thèse, une séquence du film Ici et ailleurs (1976), où Godard, en provocateur faisant rarement dans la nuance, se permettait une analogie entre la première ministre israélienne Golda Meir et Adolf Hitler, opposant leurs images au slogan «Les Juifs font aux Arabes ce que les nazis ont fait aux Juifs».

Il y a une quinzaine, le New York Times s\'est intéressé à la polémique et, depuis, le cinéaste de Pierrot le fou et d\'À bout de souffle est accusé tous azimuts d\'antisémitisme dans la presse américaine.

Au coeur de la tourmente, l\'Académie des arts et des sciences du cinéma, qui décerne les Oscars, a maintenu sa décision d\'honorer Jean-Luc Godard, en précisant que les accusations contre lui «n\'étaient pas convaincantes». Le B\'nai Brith international a en revanche accusé l\'Académie «d\'avoir certaines normes pour l\'art, mais pas pour la décence et la morale». Éternel débat.

L\'ironie de l\'affaire, c\'est que l\'auteur de la biographie sur laquelle se base le Jewish Journal pour faire son procès à Godard, Antoine De Baecque, réfute les accusations d\'antisémitisme contre le cinéaste. Sur son blogue, l\'historien du cinéma, qui a fait paraître une remarquable biographie de Godard plus tôt cette année, dénonce cette «rumeur» comme «un cliché péremptoire et faux» inspiré par «l\'antisionisme virulent, une solidarité profonde, y compris parfois aveugle, (de Godard) avec les Palestiniens».

Jean-Luc Godard dénonce depuis les années 60 avec une constance acharnée - certains diront maladive - ce qu\'il considère comme les dérives du sionisme. Avec la provocation subversive, la caricature souvent excessive et les images brutales qui caractérisent son cinéma. Godard, tous le reconnaissent, n\'est pas un être aimable. C\'est un misanthrope pessimiste, infidèle en amour comme en amitié, qui s\'est toujours posé en poil à gratter de sa société et de son époque.

Selon les experts, malgré toutes les ambiguïtés, volontaires, de son discours sur Israël, Godard n\'a jamais fait preuve, ni dans ses films, ni dans ses déclarations, ni dans ses écrits, d\'un quelconque antisémitisme. Bernard-Henri Lévy, pourtant pas le dernier à reconnaître l\'antisémitisme chez son prochain, l\'a d\'ailleurs rappelé récemment dans Le Point.

Les mots ont beau avoir chacun un sens propre, cela n\'empêche pas bien des gens de confondre, à dessein, antisémitisme et antisionisme, rendant forcément plus hasardeuse toute critique des politiques d\'Israël.

Godard est-il antisémite? Il le serait que cela ne changerait strictement rien à l\'importance de son oeuvre. Céline, antisémite notoire, a peut-être écrit le plus grand roman de la littérature française. Voyage au bout de la nuit, qui transpire le colonialisme et la misogynie (bien davantage que l\'antisémitisme), n\'en est pas moins magistral. Faudrait-il mettre ce chef-d\'oeuvre de densité littéraire à l\'index?

Bien des racistes ont remporté des Oscars, à commencer par D.W. Griffith, dont le premier grand film, The Birth of a Nation, mettait en scène des membres du Klu Klux Klan marchant triomphalement au son d\'un opéra de Richard Wagner (lui-même accusé d\'antisémitisme). Faudrait-il empêcher sa diffusion, 95 ans plus tard? Faudrait-il interdire l\'oeuvre complète de Wagner? Faudrait-il enlever à Roman Polanski son Oscar du meilleur réalisateur pour Le pianiste (une dénonciation de l\'antisémitisme; on y revient décidément sans cesse), sous prétexte qu\'il a violé une mineure dans les années 70? Faudrait-il défendre aux étudiants de cinéma de découvrir Chinatown et Rosemary\'s Baby pour les mêmes motifs?

J\'en conviens: ce ne sont pas des questions très originales. De tout temps, des oeuvres remarquables ont été créées par des artistes au comportement odieux. Brel chantait l\'amour alors qu\'il a traité plus d\'une femme avec mépris. Ferré itou. Picasso, Gauguin, la liste est longue.

Au-delà de l\'homme, il y a l\'art. L\'homme part; l\'art reste. M\'est avis que l\'on peut très bien souligner la contribution exceptionnelle d\'un artiste sans cautionner tous ses actes et toutes ses idées. Même un artiste aux idées les plus abjectes.