Ils se sont avancés sur la scène nue avec humilité. Elle tout en blanc; lui tout en noir. De sa voix inimitable, elle met le poème en contexte en citant d'abord Sartre. Puis, elle plonge: «À Maurice Pilorge, assassin de 20 ans». Il enchaîne en chanson: «Le vent qui roule un coeur sur le pavé des cours; un ange qui sanglote accroché dans un arbre...» La parole écorchée de Jean Genet résonnait dans l'enceinte de l'Odéon grâce aux voix alternées d'un duo improbable.

Pendant 45 minutes, Jeanne Moreau et Étienne Daho se sont mis en bouche les mots scandaleux d'un délinquant. Qui, du fond de sa geôle, s'est mis à l'écriture parce qu'il en avait marre de la poésie «idiote et pleurnicharde» que pondaient ses compagnons d'infortune pour leurs amoureuses impatientes.

En cette année 1941, Le condamné à mort * fut couché sur papier par défi, un soupçon d'arrogance bien accroché à la plume. L'auteur adresse ses vers bandés à un assassin guillotiné deux ans plus tôt, fantasme inaccessible sur lequel il projette ses pulsions amoureuses et homo-érotiques de façon franche, subversive, sublime.

Genet aurait eu 100 ans cette année. Au cinéma, Querelle, de Rainer Werner Fassbinder, reste probablement à ce jour la plus célèbre évocation de son univers. Todd Haynes a aussi proposé une forme d'hommage dans son film Poison.

Mais en entendant la narratrice et le chanteur livrer sur scène d'aussi magnifique façon cette poésie musclée sertie d'images très fortes, je n'ai pu m'empêcher de penser à notre air du temps culturel, passablement vicié. Celui qui fait que les artistes en général - et les cinéastes en particulier - doivent obligatoirement accoucher d'une oeuvre consensuelle (lire rentable) pour avoir droit de cité. Et surtout ne point remettre en question les diktats de l'ordre établi ou du bon goût populaire.

Jeanne Moreau estime que nous régressons à cet égard. Surtout en regard de la représentation de la sexualité dans l'art.

«Ça choque surtout les cons, a-t-elle déclaré récemment au cours d'un entretien avec Les Inrockuptibles. Il y a une forme de puritanisme aujourd'hui, un texte comme celui-ci aurait beaucoup de mal à être édité, et Genet à être reconnu comme un grand poète. À l'époque, déjà, ce ne fut pas facile pour lui, mais aujourd'hui, ce serait pire.»

Pire? Je n'oserais le croire. Et pourtant, si. À Paris, où j'étais encore hier, personne ne dénonce encore la «clique germanopratine» de la même manière qu'on se complaît au Québec à traîner la damnée «clique du Plateau» dans la boue, mais il reste qu'ailleurs comme ici, le vent tourne. Et il ne sent pas toujours très bon. Parlez-en à Larry Clark, dont l'exposition Kiss the Past Hello constitue la première rétrospective intégrale en Europe de son oeuvre photographique.

Reconnu aussi pour ses films très réalistes sur l'adolescence (Kids, Ken Park), Clark a posé un regard sans concession sur la jeunesse américaine au fil d'une démarche s'allongeant maintenant sur une cinquantaine d'années. Dans les séries Tulsa et Teenage Lust, réalisées dans les années 60 et 70, des jeunes baisent et se shootent en noir et blanc. Les sexes se dressent et se pénètrent de manière nonchalante dans quelques clichés.

Plutôt que de simplement aviser les visiteurs du contenu plus «délicat» de ces photographies, la Mairie de Paris a préféré carrément interdire l'accès aux mineurs en vertu d'une loi assurant leur «protection», adoptée à la fin des années 90. Évidemment, l'affaire a soulevé un tollé dans certains cercles. Il y a eu débat sur la place publique. Ironiquement, les ados furent ainsi bien protégés du miroir que leur a tendu l'artiste. Drôle d'époque.

«L'autre jour, j'étais en Italie et il y avait le DVD de Roma qui traînait sur la table, me racontait Vincent Cassel récemment. Même si je connaissais déjà bien le film, je l'ai revu. Et j'y ai découvert encore de nouvelles choses. C'est pourquoi Fellini reste mon cinéaste favori. Son univers est tellement riche, tellement unique, qu'on décode de nouveaux trucs à chaque fois. C'est ça un grand artiste. Dans le contexte actuel du cinéma, je ne suis toutefois pas convaincu qu'il parviendrait à se faire valoir de la même manière.»

C'est bien là le drame. Avec le virage résolument populiste qu'ont emprunté les industries culturelles, bien malin celui qui pourrait prédire pendant combien de temps encore pourront se démarquer des oeuvres dignes de s'inscrire de façon tangible et durable dans notre imaginaire collectif.

Quand, pour révéler le monde, il ne restera plus que pochades insignifiantes emballées sous vide; autrement dit quand la culture en sera platement réduite à sa plus simple expression, des maîtres comme Mario Monicelli estimeront alors que la farce a assez duré. Et ils sauteront par la fenêtre pour en finir. Même à 95 ans.

___________________________________________________________________
* Un enregistrement studio est disponible au Québec depuis mardi (Disques Naïve).